Codex Amphibia (Phonotaxis) est un projet artistique et scientifique réalisé par Thomas Tilly, artiste sonore, et Antoine Fouquet, herpétologue (CR CNRS). Centré sur l'étude des reproductions explosives des amphibiens en Guyane (rassemblements pouvant regrouper plusieurs centaines de milliers d'individus et générant un mur de son avoisinant les 100 décibels), il combine un projet de recherche et une série de pièces sonores basées sur les enregistrements de ce même phénomène. Ces compositions et écrits font suite à Codex Amphibia (an interpretation of the explosive breeding phenomenon), paru en 2018 sur Glistening Examples.
« En nous posant la question de la phonotaxie entre espèces dans les reproductions explosives en Amazonie, c'est à dire l'existence où l'absence de relations interspécifiques, dans le son, nous nous engageons forcément à interroger la perception que nous, humains, avons d'un milieu. Le changement abrupt de dynamique induit par le phénomène est aussi le nôtre, et nous nous retrouvons physiquement et mentalement inclus dans un processus qui nous échappe. Nous sommes dérangés, attirés, fascinés, mais n'avons en aucun cas de réelle compréhension ou maîtrise de l'instant, de ses enjeux, des stratégies qu'il déploie. Écouter, observer, enregistrer, filmer, sans pouvoir dépasser le stade de l'interprétation.
Ces évènements nous troublent cognitivement mais aussi culturellement en ceci qu'ils brisent des images adossées au contexte. Ils ne sont ni l'expression d'un équilibre, ni celle d'une nature supposément hostile. Ils sont au contraire un déséquilibre, une rupture brutale et soudaine de l'ordre des choses n'ayant pour objet que la continuité du vivant. Ils sont au monde animal ce que l'irrationalité d'un concert de musique bruitiste où un débordement de foule portent de sens au monde humain. Il ne s'agit plus ici de partage mais d'une saturation de l'espace, exagération des spectres de la lumière et du son. Ce dépassement de dynamique n'a probablement de sens que dans sa très courte temporalité ; une extrême brièveté transformant les espaces localisés que sont les mares en des aires au fonctionnement autonome, se singularisant du réseau de la forêt pour ensuite mieux le réintégrer en le nourrissant de nouveaux existants. Les reproductions débutent leur phase de pré-éxplosion dans une certaine hétérogénéité d'avec le lieu, pour ensuite affirmer ce dépassement dans les phases d'explosion et de post-explosion, et enfin se réaccorder à l'autour. Les animaux se dispersent alors et les cent décibels acoustiques de l'explosion laissent de nouveau place à une forêt dont le spectre audible semble être précisément partagé.
Les reproductions explosives portent dans l'air leur pouvoir sur cet autour, cet alentour, s'imposant aux corps et aux troncs ; éloignant ou attirant d'autre espèces et ayant même le pouvoir d'en neutraliser certaines (une amie herpétologue m'a conté avoir vomi, en raison du son, après plusieurs heures passées sur une mare à explosive). Les espèces participant à ces rassemblements semblent privilégier l'univocité d'un spectre sonore saturé plutôt que les phonèmes qui leurs sont propres. Ce ne sont plus des « voix » qui sont émises et reçues, mais leur accumulation en un mur de bruit. Ici encore, l'interprétation d'une donnée n'ouvre que des questions sur ce que nous comprenons de la situation et des prismes ontologiques par lesquels nous la percevons.
L'expérience des explosives a induit chez moi le sentiment paradoxal d'être un intrus à la bonne place, l'auditeur/spectateur d'un rituel résonnant intimement avec mon insistance à vouloir me confronter à ce type de milieu. Le principe de phonotaxie observé chez ces animaux relèverait du naturel tandis que mon attirance pour et vers ce bruit serait, elle, de l'ordre du culturel. Nous n'avons pourtant pas plus de prises sur les mécanismes qui actionnent la phonotaxie animale que sur ceux qui nous poussent à fuir où nous immerger dans un mur de fréquences aigües. La seule fascination pour ces sons, comme la seule analogie avec les esthétiques musicales m'ayant conduit jusqu'ici ne suffisent à mon sens pas (ou plus) à expliquer le rapport ambigu que nous entretenons avec ce contexte. Nous sommes perdus par ce qui n'est pas nous, mais semble fonctionner sur des modalités proches.
Alors que le premier volet de ce travail, Codex amphibia (an interpretation of the explosive breeding phenomenon) (2018), pointait la question de l'interprétation des langages non humains, Codex amphibia (phonotaxis) aborde lui le pic de l'explosion comme point de référence d'un milieu. Les enregistrements et compositions issus de ce travail de terrain explorent le cœur du phénomène et sa porosité avec l'autour ; un autour fait d'autres dynamiques, d'autres timbres, d'origines humaines et non humaines. Ces pièces ont étés réalisées au fil de nos observations de terrain et en parallèle d'un travail de recherche mené par Antoine Fouquet et moi même avec l'aide d'une équipe de bénévoles, puis détaillé par Antoine et plusieurs collaborateurs dans l'article HETEROSPECIFIC CHORUS ATTRACTION IN TROPICAL FROGS. Par le frottement de nos deux approches scientifique et artistique ; approche hybride ne faisant que nous pousser plus avant dans nos questionnements et paradoxes, nous nous accordons (peut-être) les possibles d'un autre rapport à cette forêt. »
Thomas Tilly
Thomas Tilly est un musicien utilisant le microphone et le haut-parleur comme principaux instruments de création. Centré sur l'étude de l'environnement sonore et sa confrontation avec l'espace dans lequel il existe, son travail emprunte autant à la recherche musicale expérimentale que scientifique. Dans sa démarche, l'écoute reste centrale au détriment de toutes formes de représentations. Ce qui se passe sur le terrain doit être interprété puis transmis à l'auditeur dans des conditions d'immersion totale, la subjectivité de cette restitution résidant dans le sensible plutôt que dans une mise en œuvre technique complexe.
Toujours connectées à l'idée d'un autre « possible musical », ses pièces sonores, diffusions, ou installations, sont les fruits d'études ou la recherche tente de supplanter l'esthétique, c'est l'exposition de l'onde sonore qui est importante. L'implication sur le terrain reste une part importante du processus nécessitant des phases d'écoute, d'observation, puis d'enregistrement. En ce sens, la relation aux espaces naturels, à l'architecture (dont le rôle est prédominant dans le sonore), ou encore à l'urbanisme, deviennent des axes de recherches privilégiés et leur appréhension dépasse souvent la seule pratique de l'enregistrement du son.
La nécessité d'écoute et l'observation du lieu comme postulat à toute création est nourrie par l'idée que l'environnement sonore est bien plus complexe et changeant qu'il n'y paraît, et que son pleine compréhension par l'auditeur ne peut résider dans une relation superficielle. Dans les travaux de Thomas Tilly, tous les outils de captation du son sont utilisés comme des moyens d'écriture, des révélateurs. Captations ultrasoniques, sismiques, hydrophoniques ou aériennes, la méthode employée n'est jamais prétexte au spectaculaire, mais le vecteur d'une appréhension singulière du monde. En ce sens, les représentations publiques sont souvent accompagnées de clefs de compréhension, de discussions avec le public. La médiation, aussi bien menée sous forme d'ateliers, que de conférences ou d'écoutes commentées reste étroitement rattachée à la pratique artistique, la culture de l'écoute et la transmission des esthétiques sonores expérimentales ayant un sens politique et social.
Thomas Tilly a présenté son travail dans plus d'une quinzaine de pays et dans ne nombreux festivals internationaux dédiés aux musiques expérimentales et improvisées : Audible Festival (Paris), Météo (Mulhouse), Bruisme (Poitiers), Electricity (Reims), Avant avant garde (Cracovie), Simultan (Timisoara), Magnetic Traces (Melbourne), Observatori (valence), Synthèse (Bourges), Bridge Festival (Bulgarie), etc. Il s'occupe depuis 2001 du label Fissür et écrit régulièrement sur la phonographie et sur sa propre pratique.