Lâchez tout ! Transformez tout ! (introduction, p. 5-11)
De 1945 à 1965, Paris est le théâtre d'une trentaine de
mouvements, mouvances, tendances et groupuscules
qui cherchent à renouveler l'art pour changer la vie.
Héritiers proches ou lointains des avant-gardes
des années vingt (
futurisme,
expressionnisme,
constructivisme,
Dada,
surréalisme) les nouvelles
générations s'associent ou s'affrontent aux anciens,
qui furent les pionniers de ces luttes transformatrices.
Une cinquantaine d'individus – carrefours.
Le surréalisme est le mouvement le mieux connu
puisqu'il est né à Paris en 1919. Le
constructivisme
comme le suprématisme sont méconnus comme
le
futurisme et
Dada Berlin et
Zurich (1). Il faudra
attendre la fin des années 1960 pour avoir une vision
assez précise de
Dada, et les années 70 pour connaître
vraiment le
constructivisme et le
futurisme. Un seul
nouveau mouvement apparaît en 1946, avec
Isou,
le fondateur messianique du
Lettrisme (2), qui affirme
être l'héritier de tout ce qui précède et veut
renouveler complètement l'ensemble de la culture
et par conséquent de la société, grâce à une nouvelle
théorie de la création (la Novatique) qui devrait bouleverser la société, engluée dans ses contradictions,
dans ses compromissions et son passéisme.
Entre 1945 et 1950, Paris est l'enjeu de nombreux
conflits entre
surréalisme, existentialisme, réalisme
communiste,
lettrisme, dans un climat de guerres
coloniales (Inde, Corée, Indochine, Algérie) et de
course aux armements atomiques. Même s'il n'y a
pas de front commun unifié, les avant-gardes
qu'elles soient
surréalistes (orthodoxe ou dissidente,
comme
Cobra),
lettristes (avec ses dissidences) ou
géométriques (spatialistes,
cinétiques) ou
informelles
(
abstraction lyrique,
tachisme…) sont globalement
contre le
colonialisme, contre l'exploitation
capitaliste et contre le stalinisme, plutôt pour le
mouvement nouveau des citoyens du monde et
contre les nationalismes et les cultures étatiques.
En tout cas, ce qui émane de Paris, c'est un climat
de divergences et de divisions qui vont valoriser
des figures singulières, au-delà des querelles
idéologiques et théoriques, des singularités
transformatrices qui ne veulent pas s'ériger en
modèle, comme
Arp,
Duchamp,
Artaud,
Bryen,
Dubuffet, Michaux,
Hains,
Audiberti, Vian,
Queneau, Martel, Altagor et bien d'autres. Ce n'est
sans doute pas un hasard si Queneau (qui fréquenta
le surréalisme avant-guerre) fonde le Collège de
'Pataphysique (1947) qui ne s'intéresse qu'aux
particularités, uniquement aux singularités et si
Dubuffet inaugure (avec Breton et Paulhan) la
compagnie de l'
Art Brut, contre l'asphyxiante culture officielle, en faveur des autodidactes,
des singuliers, des fous et des médiums. Loin des
querelles, ils mènent un combat discret pour la
reconnaissance des individualités solitaires et
irréductibles. À partir de la fin des années 1950
s'inaugurent des festivals d'avant-garde sous la
direction du dramaturge et théoricien Jacques Polieri
(1956 à Marseille, 1957 à Nantes,1960 à Paris) : une
nouvelle étape est franchie ; ce n'est plus seulement
dans les cafés, dans les clubs de jazz (Le Tabou),
à la Sorbonne ou à la Société de géographie, dans les
revues et les galeries que se manifestent les nouvelles
tendances. Polieri cherche à inventer un nouvel art
de l'espace où toutes les spécialités seraient fondues
en un art total multimédia (peinture, sculpture,
danse, poésie, musique, théâtre). Ce qui fut le projet
de
Fluxus dans les années 1960, et réalisé !
Avec la première Biennale de Paris (1959)
certaines expérimentations apparaissent autour
d'Yves Klein et du
Nouveau Réalisme, mais c'est
avec la naissance du
Domaine Poétique (1963), sous la
direction du dramaturge Jean Tardieu que Paris
pourra enfin montrer des expériences nouvelles,
comme le fit Boulez, pour la musique concrète et
électronique, avec la création du
Domaine Musical
(1959),
Jean-Jacques Lebel (qui introduit le
happening
américain à Paris) fonde en 1963, le festival annuel
de
La Libre Expression (jusqu'en 1969) ; Paris est
encore le laboratoire central (hélas) où tout a lieu,
malgré l'activité tenace de Ben à Nice, qui sera le seul à accueillir vraiment
Fluxus en 1963 et c'est
d'ailleurs à Villefranche sur Mer que
Filliou et
Brecht
vont installer le magasin de La Cédille qui sourit
(de 1964 à 1967) ; à Arras, dans le Nord, il y a aussi
un lieu expérimental, le Centre Noroit. Ce n'est qu'en
1965 que naîtra le fameux festival
Sigma (fondé par
Lafosse), à Bordeaux
(3). Il suffirait de constater la
dynamique expérimentale de New York entre 1948 et
1965 (liée aux universités d'été) et l'activité d'avantgarde
en Allemagne entre 1957 et 1965 (rencontres,
expositions, festivals, revues, éditions) pour constater,
malgré sa richesse potentielle, la médiocrité
expérimentale de Paris
(4). Ces vingt années voient
malgré tout apparaître un champ d'explorations
diversifiées, conflictuelles et plurielles, qui donne
naissance, par contre coup, à des explorateurs et
à des aventuriers audacieux, qui, par tous les moyens,
ont dit leur refus de toute forme d'obéissance et
de soumission à quelque pouvoir que ce soit.
Paris est un laboratoire plus ou moins visible,
assez souterrain, en liaison avec d'autres centres
européens de Cologne, Darmstadt, Munich,
Hambourg, Vienne, Bruxelles, Amsterdam, Londres,
Düsseldorf (à travers Debord, Jorn, Klein, Vostell,
Boulez,
Filliou,
Spoerri,
Ben,
Garnier,
Chopin…). Le village « planétaire » des avant-gardes commence
dans les années 1950, malgré la muraille soviétique
à l'Est (1930-90) et les vingt ans de plomb en
Allemagne (1933-1953) : Mac-Luhan et Moles
l'avaient signalé dans les années 1950. Les utopies ne
sont pas mortes, elles prennent d'autres voies, en
zig-zag, souterraines et déguisées. Paris ne peut plus
prétendre, comme dans les années 20, être le centre
mondial (le fut-il d'ailleurs !) des transformations,
bien que nombreux soient les artistes chercheurs qui
viennent encore, de par le monde (Luca,
Fahlström,
Matta, Bellmer,
Hartung, Brauner,
Vasarely, Hantaï,
Schöffer, Pan, Kudo, Brusse, Topor, Arrabal,
Erró,
Vostell, Ben,
Christo, Dietman, Bramsen, Soto,
Agam, Arden Quin, Kosice…). Le seul lieu vraiment
ouvert à Paris entre 1960 et 1965 est l'American
Center for Students and Artists, un laboratoire
permanent de rencontres ainsi que la librairie
américaine Shakespeare and company ! L'éditeur
Girodias édite Olympia Press, en anglais ; il y a
Two
cities et
Paris-Review ; les poètes beat sont aussi à Paris
(
Burroughs et surtout
Gysin, au fameux Beat Hotel).
Malgré tout, Paris demeure une capitale mondiale
pour la mode et le luxe, où la nouveauté est la règle
(5).
Malgré les querelles et les insultes, malgré les
ostracismes, un mouvement comme le surréalisme, en son centre et à ses périphéries, a engendré ou
suscité des individualités singulières telles que Breton
et Peret, Bataille
(6), Caillois
(7), Artaud, Michaux, Luca,
Paulhan
(8), Queneau
(9), Gracq, Leiris, Daumal, Césaire
(10),
Mabille, Arnaud, Blavier
(11), Dotremont
(12), des éditeurs
(13),
des galeries et des librairies
(14), des typographes
(15) ;
un mouvement comme le lettrisme va engendrer des
singularités tels Pomerand, Wolman, Debord,
Dufrêne,
Brau, Lemaître, Estivals, leurs cousins
Hains et
Villeglé, par contrecoup renforcer Altagor et
provoquer les réactions justifiées d'Iliazd (avec le livre
Poésie de mots inconnus, en 1949) et d'
Hausmann
(
Courrier dada, 1958).
Dans les années 60 (1955-60), le débat se poursuit
entre le Nouveau Réalisme (fondé en 1959 par
Restany) et l'
Internationale Situationniste, qui
s'opposera également aux arts cinétiques (
Schöffer,
Vasarely, Soto…). Bien plus,
surréalistes,
lettristes et
situationnistes ne peuvent tolérer le mouvement
international de
Poésie concrète (que fonde en 1953,
Gomringer – assistant de Max Bill, directeur du Nouveau Bauhaus d'Ulm – et les brésiliens) que
Spoerri (venu de Suisse) va introduire à Paris (1959)
avec sa revue
Material : relayé à partir de 1963
par
Pierre Garnier qui fonde la Poésie spatialiste
(il défendra ces nouvelles expérimentations concrètes
dans sa revue
Lettres Nouvelles/Poésie Nouvelle, de
1963 à 1967) ; et simultanément apparaît la revue
laboratoire de
Poésie sonore OU/cinquième saison
(
Henri Chopin 1962-1974) : là se rencontrent des
individus, terriens, tels
Hausmann,
Heidsieck,
Albert-Birot, Hanson,
Dufrêne, Wolman, Gysin…
Basta, modèles et idoles et en route pour des
expérimentations particulières, bien que la centrale
Ou, comme le laboratoire de Poésie Nouvelle de
Garnier, et les revues
Ailleurs et
Approches (16) aient
oublié, curieusement, entre 1962 et 1965 (et après)
l'immense dynamique de
Fluxus (un oubli, un
aveuglement, une ignorance ?) Une telle absence
paraît étrange et confirmerait l'hypothèse d'un
barrage inconscient face au déferlement innovateur
international de
Fluxus (ignoré par le
surréalisme,
le
lettrisme, les
situationnistes et par le
Nouveau Réalisme, volontairement ignoré par le Collège de
'Pataphysique) –
Fluxus est la mauvaise, la très
mauvaise conscience des avant-gardes parisiennes.
Le retour en boomerang le confirme.
1. La première thèse sur
Dada sera consacrée à « Dada à Paris » par Michel Sanouillet (éd. Losfeld, 1965) qui fonde la revue de recherche du
Mouvement dada.
2. Avec son manifeste fleuve « Pour une nouvelle poésie et pour une nouvelle musique », Gallimard, 1946.
3. Aucune publication d'envergure n'a encore été publiée ! Un ouvrage documentaire est en préparation coordonné par André Lombardo, ainsi que sur le Domaine Poétique, avec Jean-Loup Philippe.
4. Un seul exemple :
happening et
Fluxus, groupe Zéro,
actionnisme agissent en Allemagne décentralisée !
5. Peter Knapp, designer suisse, prend quelques années la direction artistique de la revue
Elle (années 1960).
6. Il fonde en 1947 la revue
Critique aux éditions de Minuit.
7. Il a une collection « Amérique du Sud », chez Gallimard.
8. Il fonde en 1947
Les Cahiers de la Pléiade (couverture et maquette de
Fautrier).
9. Il dirigera La Pléiade et fondera en 1966 L'Oulipo.
10. Proche des éditions et de la revue
Présence Africaine (seule maison d'édition africaine à Paris) et ami de Breton.
11. Fonde la revue belge
Les Temps mêlés (Verviers).
12. Cofondateur avec Arnaud du
Surréalisme Révolutionnaire (1946) et de
Cobra (avec
Jorn).
13. Eric Losfeld, J.-J. Pauvert, Di Dio (Le Soleil Noir), José Corti, Alain Gheerbrant (édition et revue
K).
14. Collette Allendy, Drouin, Maeght, Nina Dausset, Pierre Loeb, Raymond Cordier.
15. Pierre Faucheux et Massin.
16. En 1962, Arden Quin (cofondateur) du mouvement Madi en 1946 (Montevideo), à Paris depuis 1955, fonde
Ailleurs (revue expérimentale où vont se retrouver entre 1962 et 1965,
Blaine et
Bory, fondateurs de la revue expérimentale
Approches (1965-1967) et invités par
Pierre Garnier.