La poursuite des Traces
(extrait, p. 35-45)
CG : Quand as-tu commencé ton travail sur les ruines ?
SR : durant l'été 1982, j'ai été
frappée par les images à la une des
journaux de la guerre au Moyen-
Orient. C'est l'été où les Israéliens
ont envahi le Liban et Beyrouth
pour en chasser les Palestiniens, il
y a eu énormément de
bombardements et de combats de
rue. Le Moyen-Orient pleure ses
morts d'une manière très
démonstrative, et moi, derrière les
femmes qui pleuraient, je voyais
l'architecture, le béton en ruine. et
je me suis dit : « Ce qu'il faut faire,
c'est un travail sur la ville en ruine,
la ville contemporaine en ruine. »
Une ville qui ne ressemble pas aux
villes allemandes bombardées en
1945, dont les ruines sont très
particulières parce que les
immeubles sont vidés de l'intérieur.
J'ai donc réuni un peu d'argent ; je
suis partie avec 3 000 francs de
l'époque, et je suis restée deux
mois à Beyrouth. Je voulais faire un travail sur l'architecture moderne en ruine, mais je ne
connaissais absolument pas la réalité de la situation. À
chaque fois que j'engage un projet, il y a un pari, je ne dirais
pas pascalien, mais presque. À partir des photographies dans
la presse quotidienne, je m'étais dit : « Cette ville est en
ruine. » Mais je ne savais pas si ces images correspondaient à
un pâté d'immeubles ou à une ville entière.
CG : Tu étais déjà allée dans ces pays ?
SR : Non. J'ai décidé de partir comme on se jette à la mer.
Quelques jours avant mon départ, à l'enterrement
d'Olivier Froux, le monteur de San Clemente,
la productrice Pascale Dauman me demande ce que je fais.
« Je pars à Beyrouth dans deux jours. » Elle me dit :
« Mais tu vas habiter où ? » J'ai répondu : « Je ne sais pas. »
Elle me dit : « Tu es complètement folle ! » Et elle me
donne le nom de quelqu'un, qui pouvait me prêter un
appartement,
Jocelyne Saab, une cinéaste libanaise alors à
Paris, avec qui je suis devenue très amie par la suite.
C'est comme ça que j'ai fini par me retrouver à Beyrouth
dans un appartement qui avait été laissé vide depuis l'été,
envahi par la poussière, plein de rats. Enfin, j'avais un toit
sur la tête et, du coup, j'ai pris mon temps. Au début de
mon séjour, les lignes téléphoniques ne marchaient pas, je
n'avais de contact avec personne. Et j'ai commencé ce
travail. Il n'y avait aucune ambiguïté : je ne voulais personne
dans mes photos. C'était assez long et compliqué parce que
le centre-ville était miné. Donc, je partais avec les soldats de
l'armée française qui se trouvaient en charge du déminage.
Ils avaient une sorte de poignard et ils avançaient en
sondant le sol. Dans les quartiers où j'allais, les gens vivaient
encore dans des immeubles totalement détruits.
Je leur demandais de se pousser, pour photographier
seulement les ruines. J'allais photographier le stade, la salle
de cinéma, le quartier des banques. Je cherchais une ville
ruinée, mais une ville contemporaine. Je n'avais pas du tout
en tête la ruine romantique. Toutes les images qui
correspondaient à une vision romantique, je les ai éliminées
de la sélection.
CG : Tu n'as pas cherché à montrer le pathétique de la ruine ?
SR : Non. J'ai cherché une espèce de texture, de peau, tout
était criblé d'impacts. Ce qui me fascinait, c'est que je savais
qu'à chaque trou correspondait un impact de balle, mais en
même temps je voyais ça comme des maladies de peau.
J'avais encore tout un vocabulaire médical en tête. Le conflit
a démarré en 1975, il s'est terminé en 1989, et moi j'y étais
en 1982, c'était loin d'être fini. Et je me suis dit : « il y a
quand même des gens qui vivent là. » Donc, tout à coup,
peut-être sous l'effet de la mauvaise conscience, j'ai eu l'idée
de faire des portraits de gens qui étaient restés en ville.
J'allais aussi bien du côté musulman que du côté maronite,
je photographiais des gens chez eux. Aujourd'hui ils sont à
peu près tous morts. J'ai ainsi toute une série de photos,
dont je n'ai rien fait. Pierre Gemayel, Walid Jumblatt, Samir
Frangié, Henri Pharaon, Camille Chamoun…, je les ai tous
photographiés. Mais c'est resté à l'état de planche contact.
Le seul intérêt de ces images tient aux personnalités qu'elles
représentent, qui sont des gens qui ont eu du pouvoir, qui
ont compté dans l'histoire de ce pays. En même temps, pour
moi, faire ces portraits constituait une espèce de respiration.
CG : Que s'est-il passé ensuite ?
SR : À partir de mes photographies de ruines, j'ai réalisé un
livre, puis j'ai fait une exposition à l'institut Français
d'Architecture à Paris. La Bibliothèque nationale a payé les
tirages, que j'avais faits dans un format hyperclassique,
50 × 60 cm. À cette époque-là, j'étais encore dans le monde
du livre, mon vocabulaire n'était pas encore celui de la
présentation au mur. Le livre, par contre, correspondait
vraiment à ce que je voulais faire. Et j'ai trouvé formidable
qu'Éric Hazan, qui m'a reçue sans que je le connaisse, un
jour en fin de journée, ait immédiatement accepté de faire
ce livre. J'avais choisi le format de la collection « Blanche »
de Gallimard. Sur la couverture, j'aurais voulu simplement
écrire «
Beyrouth » et remplacer « roman » par
« photographies ». Mais cela n'a pas paru assez commercial,
c'est donc un graphiste qui a fait la couverture. Comme
j'étais toujours dans l'analogie avec la ruine moderne, je me
suis mis en tête de demander à Heinrich Böll d'écrire un
texte décrivant le moment où il est revenu après la guerre
dans Cologne, sa ville natale. Me voilà partie en Allemagne ! Heinrich Böll était déjà très malade, j'ai vu son fils à qui je
devais remettre les photos, mais en fait ça n'a jamais
abouti… Après un autre essai infructueux, je me suis
finalement orientée vers un texte de lucrèce sur les
tremblements de terre. Utiliser des textes anciens n'a jamais
été une décision, ça s'est fait comme ça. Je pense que c'est
ma formation littéraire qui me ramène à des textes qui
doivent plus ou moins structurer mon inconscient.
J'appartiens à la génération qui a fait du latin, les Romains
m'ont toujours intéressée. D'ailleurs, ce qui m'amuse, c'est
que ce texte de lucrèce, personne n'en a fait le moindre
commentaire à l'époque. Et à Boston, en septembre 2001,
quand ma rétrospective au Musée des beaux-arts a failli être
annulée à cause du 11 septembre – le vernissage a été annulé
et l'exposition a ouvert avec quinze jours de retard, sans
vernissage -, j'ai regardé les Américains : tout le monde
recopiait le texte. Beyrouth était installée en petit format, les
formats qui avaient servi pour le livre, avec une version
anglaise du texte de Lucrèce. Dans le livre d'or de
l'exposition, beaucoup de gens ont souligné la relation entre
ce texte et ce qui venait de se produire. Je me suis dit :
« C'est amusant, il faut vingt ans pour qu'une intention soit
vue et entendue. » En même temps, j'ai trouvé ça magnifique
parce que finalement on ne travaille jamais pour rien, même
si l'écho n'est pas immédiat.
CG : Pourquoi était-il important pour toi qu'on sache que c'était Beyrouth, alors que la ville est peu reconnaissable sur tes photos ?
SR : J'ai gardé le titre
Beyrouth parce qu'à ce moment-là
c'était devenu un nom générique, synonyme de guerre civile
et de ruines. Aujourd'hui c'est un peu oublié, mais dans les
années 1980, le mot « Beyrouth » faisait immédiatement
penser aux massacres, à la guerre civile, à la destruction.
CG : Tu t'es décrite à ce moment-là comme fragile psychologiquement, comment as-tu vécu le fait de te retrouver dans un climat de guerre, d'horreurs ?
SR : Quand j'étais à Beyrouth, il y a eu un ou deux attentats
à la voiture piégée, il y a eu deux ou trois tirs au-dessus de
ma tête, mais je ne peux pas dire que j'étais vraiment dans une situation de guerre. Ce qui était dangereux, par contre,
c'était le fait que tout était miné. Quand je t'ai dit que je
n'allais pas bien, c'est vrai, mais en même temps, pour
quelqu'un qui n'allait pas bien, j'avais quand même encore la
force d'aller affronter ça. Je pense que c'était une manière de
me tester, de voir si je valais encore quelque chose. Si je ne
l'avais pas fait, j'aurais pensé que je ne valais pas un clou, ça
m'aurait vraiment empêchée de vivre. Pas socialement, mais
vis-à-vis de moi. Même si mes projets sont souvent ancrés
dans la réalité sociopolitique, mes motivations sont aussi très
égoïstes : quand j'arrive à donner une forme à un projet, ça
m'aide à vivre. Je suis parfois tellement révoltée que quand
j'ai réalisé un projet qui tient la route, j'ai l'impression
d'avoir apporté une petite contribution, mais je n'ai pas la
naïveté de penser contribuer à la paix.
CG : Tu es souvent allée dans des lieux où les populations subissaient de grandes douleurs.
SR : effectivement, et quand tu traites de sujets graves,
comme je le fais, les gens pensent toujours que tu dois avoir
une blessure intime extrêmement profonde. J'ai quelques
années de divan derrière moi, j'ai eu des blessures, mais
aucune aussi forte. Et en même temps, je sais que c'est une
chose qui n'est pas artificielle, je ne me suis jamais dit :
« Tiens, le thème de la guerre civile, c'est un bon filon,
personne n'a fait ça… » Franchement, pas du tout.
CG : La question de la mort est comme éludée dans ton discours, alors qu'elle est posée dans presque toutes tes œuvres. C'est quelque chose quite fascinait, qui te faisait peur ? C'était une hantise quand tu étais enfant ?
SR : dit comme ça, non. Maintenant, sur le fond, j'étais une
enfant asthmatique depuis l'âge de cinq ans, et les
asthmatiques ont tous la même expérience, ils se demandent
toujours s'il va y avoir une respiration suivante. Il y a une
fragilité, sûrement. Mais je n'ai pas l'impression du tout
d'être quelqu'un de morbide. Quand on est jeune, on est
parfois obsédé par la mort mais on a en même temps
l'impression que ça n'arrivera jamais. Au fil de mes travaux,
ce qui revient toujours c'est mon intérêt pour l'activité
humaine, pour la construction et la destruction, cette espèce
de cycle incessant. Par exemple, en 2000, j'étais en Irak et
un archéologue a ouvert le site de Babylone pour moi, ce qui
était insensé parce qu'à ce moment-là il n'y avait aucun
touriste. J'étais là comme artiste, je disais que je faisais un
travail sur la Mésopotamie. Me retrouver au milieu de toutes
ces strates accumulées depuis des millénaires, était
incroyable. J'étais au cœur même de la construction /
destruction, face à un palimpseste, c'était un grand
moment : comme un moment de réconciliation avec moimême,
comme si j'étais le point de jonction entre - 2000 et
+ 2000. Je me suis dit : « Je suis complètement mégalo,
démiurge. » Mais c'était une expérience extraordinaire, qui
rejoignait mon travail d'artiste. Durant ce voyage à Babylone
je n'ai rien fait, je n'ai pris qu'une seule photo, d'un
morceau de naphte vieux de 2000 ans, mais ce genre de vécu
m'inspire beaucoup d'autres choses après. J'étais au cœur de
l'actualité irakienne – au-dessus de ma tête passaient les
fameuses missions de surveillance britanniques et
américaines – et en même temps je revenais des milliers
d'années en arrière.
CG : Revenons à Beyrouth. Quand tu es rentrée, tu as fait le travail des élection des photographies, puis que s'est-il passé jusqu'à l'exposition ?
SR : le travail sur le terrain a duré deux mois, mais la partie
chez moi, dans mon appartement de l'époque, a duré
environ six mois : choisir les images, le format, solliciter
Heinrich Böll, revenir vers le texte de Lucrèce… J'ai donc
montré ces photographies à l'Institut Français d'Architecture.
Il y a eu énormément d'articles dans la presse quotidienne,
qui disaient que c'était un travail d'artiste et non pas de
reportage, mais en même temps certains critiquaient l'IFA,
censé montrer des architectures et pas ces images de ruines.
Enfin, ce n'est pas du tout resté dans l'indifférence. Le livre,
qui coûtait très peu cher, a été épuisé en six mois. J'ai
compris qu'il y avait des gens, des anonymes, qui avaient
trouvé ce travail intéressant. En même temps, ni Beaubourg
ni le musée d'Art moderne de la ville de Paris n'ont acheté
quoi que ce soit. La seule personne qui ait acheté, c'est
Marie-Claude Beaud, qui dirigeait le musée de Toulon. Ce
qui montre que je ne me considérais pas comme artiste, socialement parlant, c'est que je ne faisais aucun effort pour
vendre ma marchandise. Beyrouth a été ensuite exposée dans
une galerie à New York, la PPOW Gallery, qui était située sur
la 1re Avenue dans un endroit absolument invraisemblable…
Je sais qu'ils ont vendu, j'ai reçu de l'argent. Mais je ne suis
même pas allée au vernissage, je ne voyais pas pourquoi faire
ce genre de choses.
CG : Tu étais timide ?
SR : Je ne dirais pas que je suis timide, mais je suis très
réservée, je suis souvent en retrait, et je l'étais encore plus à
cette époque-là. Je pense que n'importe qui, logiquement,
aurait sauté dans le premier avion, en espérant que cette
exposition fasse boule de neige. Mais au même moment, je
commençais le travail pour la datar, j'avais envie de vivre des
expériences de terrain, de chercher des formes. C'est ça qui
m'amusait.
CG : Avant de partir à Beyrouth ou d'accepter une commande, tu as donc des formes ou des thèmes en tête, que tu vas rechercher sur le terrain ?
SR : Oui. Pendant des années, c'est surtout la lecture des
quotidiens qui a généré des envies : Beyrouth, le Koweït, les
Balkans, l'Irak. Je me disais : « Comment est-ce que je
pourrais parler de ça en faisant œuvre ? » et, d'une certaine
manière, laisser une petite pierre qui évoquer cette époque.
Ce sont ces événements, lus et analysés mentalement, qui,
par moments, génèrent une nécessité : je dois faire quelque
chose. Je ne le vis pas comme une fiction, parce que je sais
que des gens vivent ça, souffrent, meurent, je n'y suis pas du
tout indifférente. Et ce n'est pas systématique, je n'ai pas
envie d'y aller, dès que ça pète. Il y a eu mille conflits où je
n'ai pas mis les pieds. Le fait que les gens pensent que je
suis une spécialiste des conflits me met hors de moi,
pourtant je devrais vraiment être philosophe par rapport à
ça, depuis le temps. Par exemple, dans ma famille, mes
parents ont fini par comprendre ce que je faisais, mais dans
un cercle familial plus large, ils ont de moi l'image d'une
baroudeuse : « Alors tu pars où ? C'est quoi ton prochain
reportage ? » Après Beyrouth, pendant près de dix ans, j'ai été estampillée comme celle qui avait fait le travail sur
Beyrouth. J'avais l'impression que les gens ne voyaient même
pas les autres choses que je faisais. Et en 1992,
Fait, qui
montrait les traces de la guerre du Golfe, a aussi déposé une
marque sur moi terrible, avec tous les malentendus qui
peuvent découler de ce type d'œuvre.
CG : Tu as pourtant fait des œuvres en France, et de nature très différente de Beyrouth
et Fait
…
SR : Après le projet de l'hôpital et Beyrouth est arrivée la
Mission photographique de la datar, dont Bernard Latarjet
m'a demandé de faire partie. François, étant l'inventeur de
cette mission, n'y participait pas au début en tant que
photographe. Ça a démarré en mars 1984. L'objet de la
mission était de photographier la France, et je me suis tout
de suite dit : « Je vais faire quelque chose à partir des
trains. » Quand j'étais enfant, mon père était abonné à la vie
du rail. Non seulement je voyais les revues médicales, mais je
parcourais aussi ces revues-là… Mais je ne voulais pas
photographier le train qui passe ; je m'intéressais au paysage
que l'on voit depuis le train, en particulier dans les zones de
moyenne montagne, où le train traverse des paysages qui ne
sont pas accessibles depuis la route. Je suis tout de suite
partie dans les Pyrénées Orientales, où j'ai trouvé
immédiatement la matière que je cherchais : de grands aplats
de montagne, des incrustations architecturales dans la
nature – les ponts, les tunnels – que j'ai vus tout de suite
comme des formes fossilisées. J'étais à nouveau dans un
travail sur la ruine, un travail archéologique. Je ne prenais
pas les photos à partir du train, mais dehors, à partir de la
voie ferrée. J'ai très vite eu les images que je voulais. Je me
suis imposée d'aller dans d'autres régions, mais en fait plus
de la moitié de mon travail était déjà fait dans la montagne.
CG : Dans les œuvres réalisées à Beyrouth comme dans ces travaux réalisés pour la Datar, il n'y a pas d'humains. Qu'est-ce que ça signifie ?
SR : dans mon travail, je ne voulais surtout pas d'êtres
humains. J'avais par contre parfaitement conscience que
dans toutes mes photographies il y avait une trace de l'homme : pour moi, il était là. Il était moins encombrant en
n'étant pas visuellement là, mais il y avait toujours une trace
de ce qu'il avait construit, ou de ce qu'il avait détruit. Son
absence le rend très présent.
CG : Après la Datar, tu as continué à répondre à des commandes, par exemple avec le travail que tu as fait en Arménie.
SR : J'ai à nouveau été contactée par une mission
photographique, lancée dans le cadre d'un jumelage entre
des villes françaises et soviétiques. L'Arménie était encore
rattachée à l'URSS, et on m'a contactée parce qu'il y avait eu
un tremblement de terre, ils se sont dit que ça allait
m'intéresser. Ce qui m'a effectivement intéressée, c'est que
pour Beyrouth, j'avais utilisé un texte de Lucrèce sur les
tremblements de terre, et j'allais cette fois être vraiment
confrontée aux stigmates d'un séisme. Mais contrairement à
la ruine de Beyrouth, l'impression était très différente.
Beyrouth était une sorte de ville déshabillée. Là, c'était
plutôt comme des corps déstabilisés, penchés en avant, en
arrière. Ç'a été un séjour fort sur le plan humain, et qui, sur
le plan artistique, m'a fait beaucoup évoluer – j'ai travaillé
en couleur, dans le registre quasi monochrome, terreux
qu'on retrouvera dans
Fait - mais il n'en est pas sorti un
chef-d'œuvre…
CG : Dans la foulée, tu as réalisé Vulaines
(1989), un travail très différent, plus intime.
SR : Vulaines est un travail que j'ai réalisé dans notre maison
de famille. C'étaient des photos de l'intérieur de cette
maison, des images en couleur faites à la chambre
photographique, extrêmement précises, et que j'avais mises
en relation avec des fragments de photos de famille. Des
photos qui ont été faites par mon grand-père, de tout petit
format, et que j'ai agrandies jusqu'à deux mètres de haut. Ce
travail est composé de sept diptyques. Il y a une très grande
différence de qualité entre la couleur des nouvelles
photographies et le noir et blanc des fragments d'images
agrandis. Pour réaliser les photographies couleur, j'ai installé
la chambre photographique vraiment très près du sol, au
niveau de la vue d'un petit enfant de 4-5 ans. J'ai voulu faire un travail à la fois nostalgique et angoissant, oppressant,
dans lequel je disais : « l'enfance, c'est merveilleux, mais
c'est aussi un cauchemar. » Quand tu es enfant, tu es dans
les jambes des adultes, des tables, des chaises… Ce travail
parlait de ça, du sentiment que les meubles te tombent sur
la figure, t'envahissent, t'empêchent de respirer. Mais il y
avait aussi tout le matériau de cette maison de famille : les
vieux tissus, les vieux papiers peints. C'est complètement
usé, mais usé par ce qu'on peut imaginer avoir été des vies
heureuses. Il n'y a
a priori rien de dramatique là-dedans. Le
papier peint que j'ai photographié a été usé par des
générations d'enfants, dont moi. Quand tu as un papier
peint dans ta chambre d'enfant, tu suis les contours et tu te
racontes des histoires : c'est une espèce de petit microcosme
où s'inventent plein de choses. On me demande toujours
pourquoi je suis obsédée par les traces. Je réponds : « dans
le fond, je ne l'aurais peut-être pas été si je n'avais pas connu
cette maison tellement usée par la vie. Je me suis beaucoup
perdue dans les papiers peints, les dessus-de-lit à fleurs,
toutes ces choses qu'on n'a plus du tout dans les
appartements. » Est-ce que c'est là où j'ai commencé à me
bâtir un univers, à sortir de l'échelle réelle ? C'est totalement
de l'ordre de la supposition.
CG : On peut rapprocher cette œuvre de ce qu'on a appelé la « photographie plasticienne ». Est-ce que tu t'es intéressée aux débuts de ce mouvement, qui a vu la photographie migrer vers le territoire des artistes plasticiens, et notamment de la peinture ? En France, par exemple, la photographie de Jean-Marc Bustamante ?
SR : Nous avons été personnellement très proches, mais je
ne pense pas qu'il m'ait influencée sur le plan artistique. Je
l'ai rencontré avant qu'il ne fasse ses premières séries
photographiques de paysages, et moi-même j'étais seulement
dans la maturation de ce que j'allais faire, je n'avais pas
encore commencé mon travail artistique. À ses débuts il
avait été assistant de William Klein, puis son travail a évolué,
il a laissé derrière lui le format 24 × 36 et la « photo-photo ».
Il a réalisé les premiers tableaux photographiques qui l'ont
fait connaître, un travail que j'aime beaucoup, avec une
chambre photographique 20 × 25, d'où la qualité incroyable
de ses images. C'était trop lourd et trop masculin pour moi, mes premiers travaux impliquaient une légèreté opératoire,
donc j'ai choisi une autre technique. Quand j'ai fait mes
premiers travaux photographiques, et surtout quand j'ai
réalisé
Beyrouth, il a trouvé que je ne me positionnais pas là
où je devais être. Mais je ne suis pas certaine qu'il était très
objectif. en fait, au moment où je me suis vraiment mise à la
photographie, lui s'en est écarté. Il a quitté ses grandes
séries, ses grands paysages, et s'est associé avec Bernard
Bazile, et je dois dire que je ne le comprenais plus très bien.
CG : Et les autres artistes, par exemple les Allemands comme Thomas Ruff ?
SR : J'étais intéressée comme spectateur, intellectuellement,
mais je n'en étais pas proche. Les portraits de Ruff, je
trouvais ça formidable, mais ça ne m'a pas donné envie de
faire la même chose. Ce qui me différenciait, c'est le fait de
devoir toujours aller hors de l'atelier pour trouver la matière
première de mes images.
CG : Pourtant, la question de la peinture se pose chez toi aussi.
SR : C'est une question qui m'occupait certainement.
Pendant les travaux de la Datar, j'ai beaucoup regardé les
œuvres de la Renaissance, les perspectives. Mais pas pour les
imiter. C'est à cette période que j'ai décidé d'opter pour une
frontalité de la matière, de dépasser le raffinement
Renaissance, d'être beaucoup plus
brutaliste. J'avais
l'impression que je construisais moi-même la matière, avec
un écrasement des plans, des empilements… est-ce que
c'était pour contredire le fait que je passais pour quelqu'un
d'éthérée ? J'étais mince, pâle, on disait que je ressemblais à
une peinture préraphaélite, et je voulais aller vers le
contraire de cette apparence, vers la représentation de la
force, la construction…
(...)