Rosemarie Trockel –
Flagrant Delight
(extrait, p. 130-132)
Les collages de Rosemarie Trockel
constituent un élément important et
central des expositions rétrospectives
Flagrant Delight, qui s'est tenue au
Wiels à Bruxelles et à la Culturgest à
Lisbonne en 2012, et qui est présentée
au Museion à Bolzano en 2013,
et
Verflüssigung der Mutter (Déliquescence
de la mère), qui a eu lieu
en 2010 à la Kunsthalle de Zurich.
Ce livre porte un regard détaillé et
profond sur cet aspect du travail de
l'artiste en rassemblant les illustrations
d'une centaine de collages que
Rosemarie Trockel a produits jusqu'à
ce jour, ainsi que des textes critiques
commandés pour l'occasion qui questionnent
en particulier cet aspect
(encore relativement inexploré) d'une
œuvre vaste et polymorphe. Trockel
a travaillé de manière plus ou moins
régulière sur les collages depuis 2004,
l'année où lui fut décerné le Wolfgang
Hahn Prize. Dans son essai, Gregory
Williams retrace les débuts de cette
nouvelle manière de travailler à partir
de la rétrospective d'envergure qui
s'ensuivit, Post-Ménopause, au Musée
Ludwig de Cologne. Williams remarque
que deux collages –
RAF (
recycled
Arnulf Rainer) et
Frost – étaient déjà
montrés dans cette exposition et
qu'ils figurent dans le catalogue. Il
établit un lien direct entre la discipline
mentale qu'implique la préparation
d'une exposition rétrospective,
c'est-à-dire la façon dont l'artiste est
alors conduite à revoir son propre
travail, et les possibilités offertes par
la technique, la méthode du collage.
La réévaluation graduelle que Trockel
fait de son propre travail se discerne
dans la manière dont elle traite des
œuvres originales, comme si ces dernières
pouvaient être remplacées par
des copies ou des reproductions, voire
disparaître, ou du moins subir une
transformation lors du processus de
travail. En d'autres termes, le point de
vue de la rétrospective ne se limite pas
à considérer l'évolution biographique :
le curriculum de l'artiste et le développement
de l'œuvre ne subissent
pas un traitement égal. Il s'agit plutôt
d'un processus qui entraîne le développement
d'une approche tout à fait
nouvelle.
Au moment de l'exposition
Verflüssigung der Mutter (Déliquescence de la mère),
les collages étaient déjà présents
parmi un ensemble de travaux occupant
toute une salle. Anita Haldemann,
la commissaire de l'exposition des
dessins de Rosemarie Trockel qui s'est
tenue au Kunstmuseum de Bâle en
2010, en fut à ce point marquée qu'elle
décida d'inclure dans le catalogue un
vaste ensemble de reproduction des
collages. Dans son texte, elle remarque
que les collages « sont le résultat d'un
processus de sélection, de réévaluation,
de récapitulation et d'affirmation
». Nous pouvons alors sûrement
affirmer que le statut « d'accompagnement
» traditionnellement accordé aux
collages ne s'applique pas ici. Les collages
ne sont pas des exercices mentaux
ou des études préliminaires pour
des travaux plus importants – ce qui,
incidemment, est le rôle typiquement
accordé aux dessins, rôle que Trockel
a également contesté dans son travail
en traitant les dessins non comme
des études mais bien comme des
œuvres autonomes. Cette observation
se confirme aussi dans l'exposition
Flagrant Delight, dans laquelle l'artiste
a considéré les collages comme point
de départ, focus central de la structure
de l'exposition et du catalogue.
Brigit Doherty remarque dans son
essai que les collages de Trockel ont
peu en commun avec les techniques
habituelles des collages introduites
puis explorées par les avant-gardes
du vingtième siècle. Selon elle, la
forme « sèche », qui consiste à rassembler
des éléments variés et disparates
dans des compositions,
contraste de manière aiguë avec les
formes « humides » des collages, qui
les apparentent d'avantage à un art
d'assemblage. C'est la raison pour
laquelle la description habituellement
donnée pour qualifier les techniques et
les matériaux appliqués sur la surface
des cadres de bois peints dans les
collages de Trockel est « techniques
mixtes ». Si nous portons attention
à la position et à la fonction de cette
pratique à l'intérieur de l'œuvre de
Trockel, dans laquelle le caractère
indépendant, autonome du collage
appelle à questionner la notion d'étude
et de projet préliminaire, et avec elle la
relation avec « l'achèvement » ultime
de l'œuvre principale, la hiérarchie
entre le projet et le résultat final
devient indécise. Les frontières entre
les catégories sont rendues floues et
s'effacent, les distinctions entre l'original,
la réplique, la copie et la reproduction
sont abolies. Cette approche
antiacadémique implique également
une réévaluation de la pratique quotidienne
du processus créatif d'un
artiste visuel.
Elvan Zabunyan note que
Trockel n'est pas tellement intéressée
par la production finale et, en lien avec
l'analyse féministe du partage des
rôles dans la société, elle poursuit en
remarquant que l'artiste a examiné et
résolument sapé le concept même
d'« œuvre ». Les concepts de réversibilité
et de manipulation des matériaux
employés (concept, image, texte),
comme ceux de copie, de réplique, de
reproduction invalident des concepts
comme celui d'« achèvement » (en
relation avec celui de « préparatoire »
ou d'« accompagnement »). Comme
Zabunyan le remarque, cette pratique
fait émerger au cœur de la méthode
de travail de Trockel la question du
lien entre le « centre » fixé (le musée,
le marché, la permanence) et l'expérimental,
l'espace « périphérique » (l'atelier,
l'éphémère, le monde intérieur).
Le radicalisme de Trockel ne repose pas seulement sur ces déplacements
entre le rôle du musée, du marché et
de l'espace de travail, mais aussi sur
le développement d'un médium qui
permet à une approche pratique expérimentale
d'être mise en contact avec
l'œuvre « centrale », formalisée. Considérés
sous cet angle, les collages ne
sont pas simplement des espaces permettant
de mettre en œuvre, de rappeler
des idées préparatoires, d'effectuer
des analyses autobiographiques ou
des associations visuelles, littéraires,
philosophiques. Ils sont, d'abord et
avant tout, une nouvelle pratique
capable de situer de manière radicale
son processus créatif (la singularité
des associations et la traduction de
tous les matériaux, souvenirs, pensées
et références qui l'entourent et le
guident) sur une scène centrale.
Rosemarie Trockel ne se réjouit pas
du difficile exercice auquel correspond
une exposition rétrospective. Comme
c'est le cas pour la plupart des artistes
actifs, elle s'est longtemps soustraite à
cette méthode institutionnelle, un fait
qui est d'autant plus notable lorsque
l'on considère les nombreuses expositions
que réalisent Trockel, le flux
constant de publications critiques et
l'inclination particulière en ce moment
des musées pour les rétrospectives.
Ainsi, après que Trockel a construit un
corpus de travail considérable durant
les trente dernières années, il n'existe
toujours pas de vue d'ensemble de
son œuvre. Les multiples publications
demeurent délibérément fragmentaires
au sujet des informations, des
inventaires et des illustrations qu'elles
proposent – prouesse singulière pour
une artiste de sa génération et de son
renom. La seule explication possible
de cette situation réside dans le retrait
intentionnel de l'artiste du processus
historico-académique de l'archivage,
un retrait qui s'exprime parfaitement
à travers son intérêt toujours revendiqué
pour « la contradiction et l'incohérence
interne ». De fait, cette position
s'oppose à la cohérence interne, aux
connexions et aux développements
suggérés par la rétrospective qui tend
à déployer le travail d'une manière
cohérente et chronologique. La fonction
d'une exposition rétrospective est
d'inscrire des travaux successifs dans
un champ systématique de relations
entre les œuvres, les thèmes et les
idées, de manière à rendre leurs évolutions
et leurs influences visibles, à
travers un processus qui est essentiellement
en désaccord avec le penchant
de Trockel pour « l'incomplétude »,
« l'opacité », un langage et une pratique
esthétiques ouverts et non systématiques.
Cependant, et au regard
du fait que Trockel elle-même donne
une place et une forme dans ses collages
au processus de ré-évaluation
et de re-élaboration, la procédure du
processus créatif est de nouveau un
programme et une méthode, non seulement
dans un sens technique ou
symbolique, mais aussi, et d'abord,
dans un sens conceptuel. Dans le
travail de Trockel, le recours non académique
à des connexions entre les
idées et les concepts donne la prédominance
à l'indétermination, au
processus et à la complexité. Comme
les auteurs l'ont unanimement souligné,
sa pratique est familière avec les
méthodes de travail qui sous-tendent
les idées de l'art « informel » élaborées
par
Joseph Beuys ou
Robert Morris,
proche également de leur définition du
travail de l'art comme d'un « agrégat »,
d'une condition instable et d'une étape
intermédiaire entre la forme, l'idée et
le concept. La méthode par métaphore
et association du travail de Trockel est
la base du langage poétique visuel
qu'elle défend. Sa grande liberté de
choix (des idées, des médiums, des
matériaux) n'est pas seulement un
véhicule permettant de développer
une image singulière et subjective,
elle va de pair avec une ambition spécifique,
une orientation programmée
qui combine un stimulus féministe
et antiautoritaire à un travail de sape
iconoclaste des lois et des catégories,
des formes acquises et des présupposées
d'action et de pensée. Son utilisation
du langage visuel impose une
distance par rapport à des analyses
systématiques ou à des clichés de la
déconstruction, des préconceptions
et des normes souvent favorisées par
des artistes féministes de sa génération.
Son engagement féministe subvertit
l'idée d'une nature transparente,
rationnelle, sans heurt, à laquelle elle
oppose l'opacité, l'inefficacité, l'erreur,
le désordre, la désorganisation, l'obscurité
et la complexité. Cette tendance
à la subversion de la systématicité et
de la précision se manifeste autant
dans la structure et la surface des
peintures en laine que dans les reliefs
de la cuisinière électrique. Cette perception
esthétique va de pair avec
une hyper affirmation ludique et provocatrice
des clichés associés aux
techniques et aux symboles féminins.
La primauté de l'œil est la caractéristique
de ces deux œuvres. Grâce à la
subjectivité tactile des matériaux, la
vision, mode dominant de la perception,
qui implique une distance sûre
dans l'observation, est ici liée à l'expérience
corporelle, haptique, physique ;
la « vision désincarnée » est subvertie.
La dimension féministe de son travail
est également manifeste dans l'application
d'une association libre, radicale :
à rebours de toutes règles et conventions,
elle représente la traduction
visuelle de l'abandon des lois et de
l'autorité patriarcale. En conséquence,
un humour frivole, non conventionnel,
débarrassé de complexes caractérise
le style des choix, des combinaisons,
des déplacements, et des montages à
l'intérieur de chacune des expositions.
La manière dont Trockel interprète la
pratique artistique non conventionnellement
apparaîtra clairement à toute
personne considérant la catégorisation
strictement méthodologique
qu'elle impose elle-même, que ce soit
à travers l'organisation de l'exposition
rétrospective
Verflüssigung der Mutter (Déliquescence de la mère) ou à travers la structure analogue qu'elle
applique dans l'exposition
Flagrant Delight au Wiels, à Culturgest et au
Museion. Trockel a organisé Cette
dernière est structurée
par médium – sculptures, collages,
céramiques, et textiles (peintures en
laine) –, imposant une succession qui
semble obéir à l'une des divisions
les plus traditionnelles et conventionnelles
de l'histoire de l'art : la catégorie.
Cependant, ce qui apparaît initialement
comme une approche catégorielle
rigoureuse devient, à travers
une inspection plus attentive de la
présentation, une collection extrêmement
diverse et libre des possibilités
et des limites d'un médium ; en effet,
même la plus faible impression d'une
catégorisation stricte est contrecarrée
à chaque moment. Ce résultat est
une partie, une parcelle de l'approche
expérimentale qu'elle adopte dans
chaque décision et de son engagement
résolu pour le développement
continue d'une pratique artistique, en
opposition avec une œuvre linéaire
et cohérente. L'imaginaire de grande
envergure, divers et contradictoire (ou
ainsi perçu), et les univers conceptuels
qui peuplent ses œuvres captivent l'attention
du spectateur lorsqu'il examine
l'exposition comme un tout : le risque,
les doutes, les craintes du processus
créatif deviennent presque physiquement
tangibles. Tout comme c'est le
cas dans les collages, Trockel explore
un grand nombre de possibilités à
l'intérieur de chaque médium, qu'elle
traite toujours d'une manière non
orthodoxe et avec un grand sens de la
liberté. Tout comme dans les collages
où l'on retrouve des dessins, des photographies,
des tissus, des tricots, des
photogrammes et d'autres matériaux
qui semblent des vestiges de l'atelier,
réactivés en étant replacés dans
le contexte définitif de l'inventaire, de
même les expositions sont un lien, un
geste vers le développement possible
de nouvelles relations. Et c'est aussi
sous cet angle que ces expositions
rétrospectives peuvent et doivent être
interprétées.
(...)
Letizia Ragaglia
Directrice, Museion Bozen/Bolzano
Beatrix Ruf
Directrice, Kunsthalle Zürich
Dirk Snauwaert
Directeur, Wiels
Miguel Wandschneider
Commissaire, Culturgest