Préface à l'édition française
Branden W. Joseph
(extrait, p. 13-15)
Random Order a paru initialement à la fin de l'été 2003. Il convenait
sans doute mieux alors, et c'est encore le cas aujourd'hui,
de l'aborder moins comme une monographie exhaustive, couvrant
tous les aspects de l'art de Rauschenberg, que comme
un essai au long cours visant à théoriser certaines facettes
de sa production dans leurs implications les plus radicales et
les plus incisives. La tâche entreprise par ce livre est à la fois
spéculative et volontairement partiale, puisqu'il se propose de
lire les deux premières décennies de la production de l'artiste à
travers le prisme de son association avec le compositeur expérimental
que fut John Cage.
Random Order met ainsi en relief
une poignée de tropes critiques et théoriques qui réunissent
Rauschenberg et Cage – tels l'indétermination, la transparence,
la multiplicité, la répétition et le vide (ou, pour être plus précis
quant à ces deux derniers, leur impossibilité) – et d'examiner
ceux-ci en regard de la réception ou des affinités de l'artiste
et du compositeur avec la pensée d'
Henri Bergson, de Michel
Carrouges et d'
Antonin Artaud, entre autres.
En choisissant de poursuivre cette trajectoire particulière,
Random Order minimise quelques-unes des opérations signifiantes
les plus traditionnelles telles que, parfois, d'évidents jeux
de mots ou calembours mis en œuvre dans certains Combines,
Combine paintings, sérigraphies et dessins par transfert. Bien
que de pareilles œuvres, ainsi que je l'ai noté, aient partie
liée avec la signification (étant à leur manière aussi loquaces
que sont, à l'inverse, muettes les
White Paintings et peintures
noires de Rauschenberg), la perspective depuis laquelle je les
ai abordées mettait l'accent sur l'importance de leurs instabilités
sémiotiques, de leurs fissures et déplacements capricieux
du sens, au détriment des manières dont elles pourraient, de
façon tout aussi suggestive, fusionner matière et signification,
signe et objet physique – une tendance que j'ai quelque peu
redressée dans mes écrits ultérieurs consacrés à l'œuvre de
Rauschenberg
(1).
L'accent mis dans ce livre sur la proximité de Rauschenberg
et Cage a pour complément la focalisation sur une réception ou une interprétation particulière de l'œuvre du compositeur
américain. En effet, le John Cage qui figure dans ces pages
s'avérera probablement plus familier aux lecteurs français qu'à
ceux de la version originale anglaise du livre, dans la mesure où
ma compréhension de son esthétique fut marquée de manière
décisive par les écrits de Daniel Charles (en particulier son essai
« Musique et an-archie ») et de
Gilles Deleuze et Félix Guattari
qui (suivant en partie l'exemple de Charles) adoptèrent et
développèrent la notion d'« expérimentation » propre à Cage
(2).
Dès lors, ce dernier est situé ici dans la perspective du poststructuralisme,
et non dans celle de l'esthétique négative de
l'École de Francfort, laquelle a fortement marqué sa réception
par l'histoire de l'art dans le cadre des discussions relatives à
la néo-avant-garde aux États-Unis.
Aussi important que la dette évidente et inépuisable
contractée par
Random Order à l'égard d'une série de penseurs
français (non seulement Deleuze et Guattari, mais encore
Jacques Derrida, Georges Bataille, Paul Virilio et Michel Foucault) fut le
modèle incarné par Michael Hardt et Antonio Negri dont le livre
Empire, alors à peine publié, proposait une historicisation et une
interprétation nouvelles du postmodernisme en s'inscrivant dans
la perspective du Mouvement Autonome italien
(3). Avec
Empire,
Hardt et Negri redéfinissent l'ère postmoderne, associée habituellement
à la fin du progrès historique et à l'avènement d'un
pastiche éclectique de styles surannés, comme manifestation
d'une transition (qu'ils nomment postmodernis
ation) vers un
régime socio-économique caractérisé par des pratiques de travail
de type post-fordiste, des identités subjectives hybrides, des flux
de population globalisés et des moyens de contrôle informatique
de plus en plus souples. Aussitôt que le terme « post-Moderne »
entra dans le lexique de l'histoire de l'art nord-américaine, via
Leo Steinberg et ses « Reflections on the State of Criticism »,
il fut associé de près à Rauschenberg
(4). Bien que l'argument
de Hardt et Negri ait fondamentalement mis à l'épreuve le
paradigme même du postmodernisme tel qu'il fut développé
à travers certains des textes les plus importants de la critique d'art des années 1980, la production de Rauschenberg semble
toutefois avoir au moins autant de prise sur leur nouveau cadre
théorique que sur celui qu'ils envisageaient de complexifier ou
de déplacer. Par conséquent, un second élément de la tâche que
s'est fixé
Random Order (non sans liens avec le premier, étant
donné le rôle important joué de longue date par Cage au regard
des théories du postmodernisme) fut de revisiter l'esthétique
postmoderne de Rauschenberg dans une perspective théorique
qui coïncide avec celle de la postmodernisation.
1 Cf. Branden W. Joseph, « Rauschenberg's Refusal », dans
Robert Rauschenberg: Combines, Los Angeles, The Museum of Contemporary Art, 2005, pp. 257-283 ; et « BL(U)BROB
TRRRCRRAATCHURBUP : Bob Rauschenberg in Swedish Birdcall »,
Konsthistorisk Tidskrift/
Journal of Art History, vol. 76, nº 1-2, 2007, pp. 6-26. D'autres écrits sur Rauschenberg : « The Gap
and the Frame »,
October, vol. 117, été 2006, pp. 44-70 ; « Ambition : A Telegraphic Journey
through Thirty Years of Rauschenberg's Production », dans
Robert Rauschenberg Travelling
'70-'76, Naples, Museo d'Arte Contemporanea Donnaregina, 2008, pp. 147-170 ; et « Media Player »,
Artforum, vol. 47, nº 1, septembre 2008, pp. 438-441 et p. 492.
2 Daniel Charles, « Musique et an-archie » [1971], dans
Gloses sur John Cage, Paris, Union
Générale d'Éditions, 1978, pp. 91-109 ;
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Capitalisme et schizophrénie
1. L'Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 445.
3 Michael Hardt et Antonio Negri,
Empire [2000], trad. de l'anglais par Denis-Armand
Canal, Paris, Union Générale d'éditions, coll. 10/18, 2004.
4 Leo Steinberg, « Reflections on the State of Criticism » [1972], dans Branden W. Joseph (éd.)
Robert Rauschenberg, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2002, pp. 7-37.