(p. 5-7)
Yves Aupetitallot
Le titre de l'exposition retenu et le
choix du visuel qui le figure signifient
clairement l'importance du lieu,
sa centralité dans le propos entre
le lieu-domestique, le lieu-atelier de
la production de l'œuvre et le lieu-institution
où il est montré. Est-ce que
nous pouvons parler d'une typologie
qui vous serait propre et comment
la qualifier dans sa relation au travail
et à ses différentes modalités ?
Lili Reynaud-Dewar
Je distinguerais chez moi plusieurs manières de
travailler et par conséquent plusieurs lieux (qui dans mon cas
se combinent et correspondent en général à plusieurs étapes et
parties d'une même œuvre).
Dans le texte écrit dans
Petunia (1), je décris mon
atelier comme étant aussi l'endroit où sont « stockées » la machine
à laver le linge et les cannes à pêche de mon mari, ce qui est à la
fois une réalité et une manière de porter un regard « de biais » sur
la question féminité / domesticité / production artistique… J'aime
qu'il y ait une perméabilité entre espace intime et domestique.
C'est-à-dire que l'atelier soit un lieu à l'opposé des genres d'agences
rationalisées de production de pièces comme savent les faire tourner
certains artistes. Idéalement, c'est un lieu dans lequel mes livres
et mes disques sont à portée de main, un lieu pour une certaine
approximation dans la production des œuvres (je précise que si je
suis aidée et entourée par de nombreux stagiaires et assistants, je
ne délègue jamais la réalisation, et que j'accepte, conserve et intègre
tout, même les « ratages »), qui sont assez bricolées et improvisées, plus proches de « props »
(2) de théâtre que de sculptures tout à fait
claires sur leur autonomie par rapport à un autre champ (en l'occurrence
la performance, l'usage domestique, etc.). L'atelier, il faut que
l'on puisse y manger, lire, dormir, etc.
Il y a aussi les lieux des tournages des vidéos et
des performances (ou plutôt devrais-je les appeler « actions », car
il s'agit en l'occurrence d'actions réalisées « en privé » et non dans
les sphères publiques du centre d'art ou du musée, et dont la vidéo
devient la restitution principale). En général, ces tournages sont très
courts, jamais plus de deux trois jours, parfois une seule journée.
Je ne dirige pas vraiment les performers et les di érents assistants
et cameramen (avec lesquels je travaille depuis longtemps, et qui
constituent une sorte de troupe, du moins un environnement familier),
mais je choisis les endroits où nous travaillons ensemble pour
leur propension à produire les conditions propices pour un tournage
très court et productif, et éventuellement pour d'autres activités
comme boire, faire l'amour, manger, parler. Les maisons sont
en jeu (
Cléda's Chairs), ou les hôtels (
Inacurrencies), ou les théâtres
(
Four Walls Speaking of Revolt,
Media & Beauty). Des espaces clos
et ambigus entre espace privé et public.
Et puis, il y a l'institution (musée, centre d'art) dans
laquelle je réalise souvent des œuvres « monumentales » qui sont
en général détruites après l'exposition (comme à la Kunsthalle de
Bâle, ou au
CAPC de Bordeaux). Ce qui m'intéresse, plus que la
monumentalité ou la question de l'
in situ avec laquelle j'entretiens
des rapports compliqués, est la possibilité de faire travailler l'institution
au maximum pour moi, avec moi. Il s'agit, plutôt que de
collaborer avec des agences de production indépendantes, basées
sur un autre type de rapport – celui de la prestation pour aller vite
– de collaborer avec toutes les personnes investies dans le fonctionnement
de l'institution, de mettre à contribution leurs compétences,
voire de surexploiter cette capacité que l'institution peut
avoir à produire des œuvres de concert avec l'artiste et ce avec une
histoire particulière : celle de ses expositions. C'est-à-dire qu'il me
plaît aussi de m'adapter à ce qui est possible, ou à une forme de « tradition » comme au MAGASIN, où je réalise pour la première
fois une peinture murale. C'est un mode de fonctionnement encore
valide dans certaines institutions mais en passe de disparaître.
Sans vouloir caricaturer à l'extrême ce genre de glissement, on voit
bien comment la collaboration étroite entre l'artiste et l'institution
est peu à peu escamotée au profit d'un système de production qui
a tendance à penser les œuvres sur « le marché » dès l'ouverture de
l'exposition dans une institution publique, à envisager l'institution
elle-même comme le
showroom des galeries, l'étape avant la présentation
des œuvres sur un stand de foire.
J'aime l'idée de la dépense, de la perte, de la disparition
de la pièce produite dans ces contextes institutionnels…
Comme il est dit dans le communiqué de presse, ne restent que les
traces d'une documentation photographique
ad hoc, puisqu'ensuite
d'autres artistes et d'autres projets viennent me succéder.
Parfois, le lieu de tournage et l'institution se
confondent, c'est-à-dire que nous tournons juste avant l'ouverture
dans le lieu d'exposition. Là encore, il s'agit d'être « locataire », ou
du moins soumis à un genre de bail précaire, de faire un usage
« maximum » du temps imparti pour le montage d'une exposition.
C'est ce temps, entre l'exposition qui précède la mienne et la
mienne, donc très limité, que je choisis comme mesure de la réalisation
d'une nouvelle pièce.
(...)
1.
Petunia est une revue féministe d'art contemporain
et de divertissement, dirigée par Valérie Chartrain,
Dorothée Dupuis et Lili Reynaud-Dewar.
2.
Props : accessoires (au cinéma, au théâtre).