PROLOGUE – ENVOI
I. Joseph et Joséphine
(p. 13-16)
Casser une noix n'a vraiment rien d'un art, aussi personne n'osera
rameuter un public pour casser des noix sous ses yeux afin de le
distraire. Mais si quelqu'un le fait néanmoins, et qu'il parvienne à
ses fins, alors c'est qu'il ne s'agit pas simplement de casser des
noix. Ou bien il s'agit en effet de cela, mais nous nous apercevons
que nous n'avions pas su voir qu'il s'agissait d'un art, à force
de le posséder trop bien, et qu'il fallait que ce nouveau casseur
de noix survienne pour nous en révéler la vraie nature – l'effet
produit étant peut-être même alors plus grand si l'artiste casse
un peu moins bien les noix que lamajorité d'entre nous.
Franz Kafka
Le paragraphe qui sert d'épigraphe au présent essai appartient à l'un des
derniers récits de Kafka,
Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris.
On serait bien en peine de résumer ce texte, ou d'en faire poindre la
moralité. On peut par contre insister sur la problématique qu'instituent
ses composantes.
Son titre donne d'emblée pour objet au discours du narrateur la relation
de la souris cantatrice avec son peuple. La description constamment
en voie de se défaire des particularités de l'animal et de son chant, l'affirmation
de leur singularité absolue, mettent en question cette relation, par
le biais de la description des formes
occasionnelles de communauté que
fait advenir son art insaisissable.
L'art de Joséphine a en effet pour caractéristique le doute où il plonge
ceux qui l'écoutent, si les sons qu'elle produit sont de l'art, et s'ils se différencient
vraiment des bruits émis par les autres souris. Selon le narrateur
– qui appartient lui-même au peuple des souris –, rien ne permet de
distinguer la musique produite par Joséphine du « sifflement banal » émis
par ses congénères « sans y penser » dans le courant de leurs diverses
activités. Rien, sinon « cette singularité que quelqu'un se plante là en
grande pompe pour ne faire rien que de banal
(1) ».
C'est en ce point du texte que fait irruption sans crier gare la comparaison
avec le casseur de noix. Celle-ci n'« éclaircit » rien à proprement
parler
(2). Mais elle met en place une impertinente séquence démonstrative,
où se déploie un ensemble de paradoxes. (A) Casser des noix n'est pas un
art, et on ne saurait convoquer un public pour lui présenter une activité
de ce type. (B) Si quelqu'un casse des noix et rencontre du succès auprès
d'un public, autre chose est donc en jeu, qu'il faut considérer comme
relevant d'une présentation indirecte, d'ordre symbolique.
Les deux temps de ce raisonnement articulent un premier moment.
Une seconde séquence en subvertit pourtant la conclusion,
sans pour autant
l'effacer. Il se pourrait, poursuit le texte, que (C) l'« autre chose » que
réclamait le premier moment du raisonnement soit non pas un symbole,
mais tout simplement le geste inaugural de casser des noix. Le cassage de
noix se révèle alors être art, à partir d'un point de vue jusque-là inaperçu.
(D) Or, cet art,
tous le pratiquaient déjà, et à la perfection. C'est le défaut
de virtuosité de l'artiste, son habileté moindre par rapport à la pratique
ordinaire, qui ont fait surgir – ou, mieux, percevoir – sa véritable nature.
Ils font reconnaître comme
art une opération dont l'effectuation était
habituellement impensée, et cela sans défaire son caractère ordinaire : la
non-virtuosité, qui au début du raisonnement interdisait au cassage de
noix d'être un art, se découvre, si l'alternative est valide, être l'indice d'un
art non virtuose, praticable par tous car
déjà pratiqué par tous.
Cette séquence, à laquelle on ne saurait ôter aucun moment sans la
détruire, peut servir pour introduire à l'œuvre de Joseph Beuys.
Un simple cassage de noix, un sifflement banal, que rien ne distingue
sinon sa pauvreté, et en conséquence sa prétention lorsqu'il se donne
pour de l'art, tel se présente à l'œil d'un regardeur inaverti le travail de
Beuys [Fig. 2]. Un premier regard rencontrera par exemple, occupant
dans une apparence de désordre l'espace d'une ou de plusieurs salles,
une série d'accumulations d'objets de rebut, résidus en attente d'inventaire
d'un quotidien à teneur essentiellement biographique : paquets de vieux
journaux, jouets, rognures d'ongles, vaisselle ébréchée, saucisses séchées,
seringues et pansements, flacons et canules aux parois desquelles adhèrent
les traces de diverses substances chimiques, pharmaceutiques ou ménagères,
outils et fournitures de bricolage (ficelles, câbles, torches électriques,
chiffons, etc.), pièces et plaques de métal, pans de feutre, blocs de graisse, conserves, que peuvent encore accompagner des batteries, piles et condensateurs,
ou quelques dessins et petites sculptures d'aspect primitivisant.
Seules manifestations « artistiques » au sens usuel, elles sont elles aussi en
général produites à partir de matériaux ou sur des supports trouvés.
Comme les machines, elles sont maculées et exhibent les traces de leur
usure.
Rien, ou presque, dans ces amas, ne clame son appartenance aux
beaux-arts, et la disposition en vitrine de nombre de ces objets, assemblés
cette fois-ci de manière visiblement ordonnée, loin de les rédimer, accroîtra
la détresse, voire la colère du regardeur [Fig. 3]. Le geste d'exposer y
parodie agressivement les scénographies figées que proposent les musées
d'histoire naturelle ou ethnologiques du XIXe siècle et de la première moitié
du XXe. De quel droit des objets qui ne sont pas d'art, et dont la représentativité
ethnologique est douteuse, accèdent-ils ainsi à une présentation
publique ? Mais aussi – question que rend pertinente la reconnaissance
institutionnelle dont l'œuvre de Beuys a depuis plusieurs décennies fait
l'objet – comment ce « cassage de noix », activité a priori privée et ordinaire,
a-t-il pu rencontrer ou su se créer un public ?
1. Franz Kafka,
Un jeûneur et autres nouvelles,
trad. B. Lortholary, Garnier-Flammarion, Paris, 1993,
p. 91.
2. J'avais pris la décision de placer ces
phrases de Kafka au seuil du présent texte quand
j'ai rencontré la belle analyse qu'en donne Daniel
Payot, dans
Effigies. La notion d'art et les fins de la
ressemblance, Galilée, Paris, 1997, p. 147. Celle-ci
appartient désormais à la discussion qui suit.