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La rébellion du Deuxième SexeL'histoire de l'art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000)

extrait
Introduction
La rébellion du Deuxième Sexe : sus à une histoire de l'art androcentrée ! Penser une épistémologie des multitudes
(extrait)


Perspective française… sur un développement théorique anglo-américain


Au-delà d'un hommage à la pensée de Simone de Beauvoir, qui a instillé un nouveau souffle au féminisme français de l'après-guerre avec la parution du Deuxième Sexe en 1949 (1), cet ouvrage se veut une boîte à outils féministes, non seulement pour analyser les paradigmes d'élaboration d'une histoire de l'art androcentrée, mais aussi pour donner les moyens d'en forger une autre – et au-delà de penser les diverses formes de domination et de résistance dans notre rapport à la culture visuelle, omniprésente dans la culture contemporaine. Dans les années 1970, alors que Le Deuxième Sexe devient une référence pour la seconde vague féministe, influençant les théories féministes et artistiques anglo-américaines en plein essor, le mouvement artistique féministe français ne se développe pas de manière forte et durable. Beauvoir elle-même n'a pas vraiment examiné ce sujet, délaissant ce champ symbolique alors que sa propre sœur exerçait le métier de peintre (2). Par contre, elle a inauguré les recherches sur les constructions de genre, rejetant une pensée articulée autour d'un sujet femme ontologique pour affirmer celle de la fabrique culturelle des femmes et des hommes. La France affiche ainsi un retard dans la validation des travaux féministes en art, alors que des esquisses de théorisation ont existé à plusieurs reprises (3), que des publications collectives récentes commencent à combler le manque de transmission (4) et qu'un nombre croissant de travaux universitaires s'y intéressent. De rares expositions jalonnent également l'histoire française (5), couronnées en 2009 par une exposition des collections du musée national d'Art moderne, « elles@centrepompidou (6) », dont l'étage contemporain est entièrement consacré aux travaux des artistes femmes. Si cet acte, en soi positif et courageux, apporte une contribution à la visibilité des plasticiennes – après une série d'expositions dans les pays anglo-américains et européens ces dernières années (7), il est encore nécessaire de développer en profondeur une perspective féministe en histoire de l'art – dans un sens large, qui englobe les développements des gender studies et des queer studies. Ces réticences questionnent non seulement notre pseudo-universalisme à la française (8), qui a négligé la moitié de sa population, mais aussi le dédain réciproque entre le mouvement féministe et le champ des arts plastiques.

Depuis les années 1970, ces questions ont été résolument prises en charge dans les pays anglo-américains, permettant aux générations suivantes d'intégrer ces connaissances et de complexifier les analyses par des données en provenance d'autres catégories et d'autres rapports de pouvoir – vitalité, perspicacité politique, engagement, franchise et dialogue permanent dont les textes retenus pour ce recueil rendent compte. Sur le plan éditorial, peu d'ouvrages de ce riche corpus de quarante années d'épistémologie féministe ont été traduits et les quelques publications en français qui ont commencé à prendre le relais (9) soulignent, par contraste, l'absence, l'ignorance et la timide émergence de ces questions (10). Yves Michaud soulignait déjà, au milieu des années 1990, le faible succès éditorial des traductions de Linda Nochlin qu'il avait suscitées et l'archaïsme caractéristique de l'histoire de l'art en ce domaine (11). À ce sujet, les traductrices ont cherché des équivalents dans la langue française aux expressions forgées par les théoriciennes anglo-américaines, pour ne pas surcharger les textes et permettre une intégration des notions clefs. Certains termes, après d'âpres discussions au sein du féminisme français, sont ainsi passés dans le langage courant – par exemple le terme de genre, qui comprend l'idée d'une construction sociale. Les traductions ont aussi gardé le ton d'origine, qui se situe entre un engagement à défendre ses contemporaines et une réflexion rétroactive. Traduire, c'est rendre pensable ce qui demeurait extérieur à la pensée française, introduire des problématiques nouvelles au sein de nos outils habituels, pour, au final, les intégrer à une pensée de notre propre histoire.

Dans cette perspective, cet ouvrage se différencie de la volonté exhaustive du classique Feminism-Art-Theory (12), car il n'apporte pas seulement des outils d'analyse et des connaissances, mais tente une historiographie de ces concepts, permettant de comprendre les évolutions de ce courant de pensée durant une longue période – ses emprunts, ses réactions, ses différences conceptuelles. Il diffère de même de l'ouvrage de Peggy Phelan (13) qui retrace avec de superbes illustrations une histoire des œuvres féministes. Cette anthologie met ainsi à disposition des textes qui explorent en profondeur les questionnements suscités par la pensée féministe en histoire de l'art, comblant une carence de traductions dans ce champ. Il s'agit également de s'approprier et d'adapter ces outils théoriques pour analyser l'histoire de l'art française sous cet angle et renouveler la pensée de l'art contemporain, où le stigmate féministe et une lecture androcentrée de l'art sont encore bien vivaces. Si la valorisation de la recherche américaine peut paraître paradoxale pour une chercheuse qui lutte contre cette domination dans le champ de l'art en travaillant des corpus peu valorisés (14), cette position a priori inconfortable se résout fort bien dans l'utilisation stratégique de ces apports historiques riches et précis, dont la transmission nourrit une résistance au sein de la fabrique de l'histoire de l'art française, tout en la dynamisant et en enrichissant de points de vue féministes les analyses des représentations aussi bien anciennes que contemporaines pour répondre aux enjeux sociaux actuels – c'est-à-dire renforcer une puissance d'agir contre toute forme de discrimination et fabriquer une histoire de l'art plus inclusive.

Parmi une pléthore de publications, les quinze textes qui composent cette anthologie, écrits par onze auteures, retracent le développement des théories féministes anglo-américaines en histoire de l'art des années 1970 à 2000, couvrant une large période – du Moyen Âge au XXIe siècle –, soulignant les complexités des échanges entre des générations et des positionnements politico-théoriques composites (15). La division du recueil en quatre thématiques correspond sensiblement à un découpage chronologique : les pionnières, revisiter les siècles passés, masculinités et artistes de couleur, postféminisme et queer. En effet, défendue par une tradition militante et intellectuelle féministe variée, au cœur de polémiques internes vives, cette théorisation comporte déjà plusieurs strates. Pour chacune, un texte de référence éclaire les enjeux d'un aspect précis, soulignant les positions des protagonistes. Les questions soulevées par les pionnières dès la fin des années 1960 sont ainsi représentées par certains écrits de Lucy Lippard, suivis de deux points de vue rétrospectifs particuliers – celui de Laura Cottingham sur les caractéristiques du mouvement californien des années 1970 et celui d'Amelia Jones qui étudie de manière pointue les réceptions polémiques d'une œuvre symbolique, The Dinner Party (Le Dîner, 1974-1979). Ces analyses permettent de mesurer l'ampleur des échanges intellectuels propres à ce champ. Une seconde partie est consacrée à la relecture de l'histoire de l'art des siècles passés, avec le point de vue de Griselda Pollock, des « vieilles maîtresses » à une théorisation des espaces de la féminité, puis les approches davantage teintées de marxisme de Gen Doy et de Linda Nochlin. Deux ouvrages de cette dernière étant disponibles en français (16), le texte peu connu présenté ici porte sur la représentation du travail des femmes, question cruciale dans le contexte actuel. Le troisième volet regroupe des interventions dans les champs plus récents : l'analyse des masculinités à l'époque moderne par Abigail Solomon-Godeau et dans les performances des années 1960-1970 par Amelia Jones, puis une approche des problématiques spécifiques aux représentations des artistes de couleur, notamment afro-américaines, par Lisa Gail Collins et Lisa E. Farrington. Enfin, les textes d'Amelia Jones et de Judith Halberstam synthétisent le développement postféministe et l'insertion des questions queer en histoire de l'art. Malgré quelques absences inévitables, le cyberféminisme par exemple (17), l'ensemble du recueil reflète les apports féministes dans le champ de l'histoire de l'art.

(...)


1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (1949), 2 tomes, Paris, Gallimard, 2007.
2. Voir notamment Clarisse Niedzwiecki, Beauvoir peintre, Paris, côté-femmes, 1991 ; Claudine Monteil, Les Sœurs Beauvoir (1994), Paris, Éditions 1, 2003 et l'excellente analyse de Toril Moi, Simone de Beauvoir : conflits d'une intellectuelle, Paris, Diderot, 1995.
3. Pour les années 1970 françaises, voir notamment Fabienne Dumont, Femmes et art dans les années 1970« Douze ans d'art contemporain » version plasticiennesUne face cachée de l'histoire de l'artParis, 1970-1982, thèse de doctorat, dir. Laurence Bertrand Dorléac, septembre 2003, soutenue en mars 2004 et à paraître aux Presses universitaires de Rennes ; id., « Aline Dallier-Popper, pionnière de la critique d'art féministe en France », Critique d'art, n° 31, printemps 2008, p. 110-116 ; id., « Les plasticiennes et le Mouvement de Libération des Femmes dans l'entre-deux-mai français », Histoire de l'art, « Femmes à l'œuvre », n° 63, 2008, p. 133-143 ; Aline Dallier-Popper, Art, féminisme, post-féminisme – Un parcours de critique d'art, Paris, L'Harmattan, 2009. Pour les États-Unis, on se référera à Randy Rosen et Catherine C. Brawer (dir.), Making Their Mark : Women Artists Move into the Mainstream, 1970-1985, New York, Abbeville Press Publishers, 1989 et Norma Broude et Mary D. Garrard (dir.), The Power of Feminist Art – The American Movement of the 1970s, History and Impact, New York, Harry N. Abrams, 1994. Voir aussi F. Dumont, « Los Angeles – Années 1970 : une expérience unique du féminisme en art », Art Présence, n° 59, juillet-sept. 2006, p. 32-39.
4. En français, on se référera aux publications suivantes : Lunes, « Femmes et art au XXe siècle », hors-série n° 2, novembre 2000 ; Cahiers du Genre, « Genre, féminisme et valeur de l'art », n° 43, septembre 2007 ; Perspective. La revue de l'INHA, « Genre et histoire de l'art », n° 4, 2007 ; Histoire de l'art, « Femmes à l'œuvre », n° 63, octobre 2008 ; Geneviève Sellier et Éliane Viennot (dir.), Culture d'élite, culture de masse et différence des sexes, Paris, L'Harmattan, 2004.
5. Notamment : « Vraiment, féminisme et art », Magasin, Grenoble, 1997 ; « Cooling Out – On the Paradox of Feminism », Kunsthaus Baselland, Bâle, Lewis Glucksman Gallery, University College, Cork et Halle für Kunst, Lüneburg, 2006 ; « It's Time for Action (There's No Option) – About Feminism », Migros Museum für Gegenwartskunst, Zurich, 2006 ; « A Batalla dos Xéneros », Centro Galego de Arte Contemporánea, Saint-Jacques-de-Compostelle, 2007 ; « Female Trouble – Die Kamera als Spiegel und Bühne weiblicher Inszenierungen », Pinakothek der Moderne, Munich, 2008 ; « re.act feminism », Akademie der Künste, Berlin, 2008 et « Gender Check », Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, Vienne, 2009.
6. Camille Morineau et Annalisa Rimmaudo (dir.), elles@centrepompidou – Artistes femmes dans les collections du Musée national d'art moderne, Centre de création industrielle, Paris, Centre Pompidou, 2009.
7. Notamment : Cornelia H. Butler et Lisa Gabrielle Mark (dir.), Wack ! Art and the Feminist Revolution, Los Angeles, The Museum of Contemporary Art, Cambridge et Londres, The MIT Press ; Maura Reilly et Linda Nochlin (dir.), Global Feminisms : New Directions in Contemporary Art, Londres et New York, Merrell et Brooklyn Museum, 2007.
8. Au sujet de la critique portée à cette tradition universaliste républicaine française, voir Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l'homme (1996), Paris, Albin Michel, 1998.
9. Marina Sauer, L'Entrée des femmes à l'École des Beaux-Arts 1880-1923, Paris, ENSBA, 1990 ; Elvan Zabunyan, « Les femmes artistes afro-américaines : ‘le personnel est politique' », in Black is a Color (une histoire de l'art africain-américain contemporain), Paris, Dis-Voir, 2004 ; Marie-Jo Bonnet, Les Femmes dans l'art, Paris, La Martinière, 2004 ; Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, anthologie dirigée par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007 ; Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, Femmes artistes / artistes femmes, Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007. Deux traductions ont également été importantes : Ann Sutherland Harris et Linda Nochlin, Femmes peintres 1550-1950 (1976), Paris, Des Femmes, 1981 et L'Autre moitié de l'avant-garde 1910-1940 : femmes peintres et femmes sculpteurs dans les mouvements d'avant-gardes historique (1980), Paris, Des Femmes, 1982.
10. En histoire de l'art, le colloque codirigé par Mathilde Ferrer et Yves Michaud en 1990 à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris a inauguré le retour de ces questions sur la scène française. Voir les actes : Yves Michaud (dir.), Féminisme, art et histoire de l'art, Paris, ENSBA, 1994. On notera l'importance, pour la recherche française, dès 1995, du séminaire pionnier codirigé par Geneviève Sellier, qui analysait les Rapports sociaux de sexe dans le champ culturel ; celui d'Elvan Zabunyan, Sexe et genre dans la pratique et la théorie de l'art contemporain nord-américain, en 2004-2005 ; et le dynamisme de l'association des jeunes féministes Efigies, fondée en 2003, qui abritait dès 2005 un séminaire Art/Genre. De nombreuses initiatives les relayent aujourd'hui.
11. Ibid., p. 9. Les deux traductions de Linda Nochlin sont : Les Politiques de la vision : art, société et politique au XIXe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989 et Femmes, art et pouvoir, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993.
12. Plusieurs anthologies de textes fondateurs des études féministes existent en anglais, dont les recueils décennaux dirigés par Norma Broude et Mary D. Garrard, Feminism and Art History – Questioning the Litany, New York, Harper & Row, 1982 ; id., The Expanding Discourse – Feminism and Art History, New York, HarperCollins, 1992 ; id., Reclaiming Female Agency – Feminist Art History After Postmodernism, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2005. Voir aussi Arlene Raven, Cassandra L. Langer et Joanna Frueh (dir.), Feminist Art Criticism : An Anthology (1988), New York, IconEditions, 1991 ; id., New Feminist Criticism : Art-Identity-Action, New York, IconEditions et HarperCollins, 1994 ; Hilary Robinson (dir.), Feminism-Art-Theory : An Anthology 1968-2000, Oxford, Blackwell Publishers, 2001. On se reportera aussi aux numéros de la revue n.paradoxa – international feminist art journal, Londres, KTPress.
13. Peggy Phelan et Helena Reckitt, Art et féminisme (2001), Londres et New York, Phaidon, 2005. La traduction française ne comprend malheureusement pas le corpus de textes final.
14. Voir note 3 et Fabienne Dumont, « Implication féministe et processus créatif dans les années 1970 en France : les œuvres de Raymonde Arcier et Nil Yalter », in Marianne Camus, Création au féminin : vol. 2 Arts visuels, Dijon, éditions universitaires, août 2006, p. 47-55 ; id., « Les limites d'une évaluation chiffrée au regard de la fabrique des valeurs. Exemple de la reconnaissance des plasticiennes des années 1970 en France », Histoire et Mesure, vol. XXIII, n° 2, « Art et mesure », 2008, p. 219-250 ; id., « Les années 1968 des plasticiennes : création de collectifs et ruptures dans les parcours individuels », Vincent Porhel et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), « 68' Révolutions dans le genre ? », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 29, 2009, p. 141-151 ; id., « Attention, danger ! Création sous influence féministe », in elles@centrepompidou, op. cit., p. 314-317.
15. Plusieurs synthèses de cette histoire des théories précèdent la réalisation de cet ouvrage : Fabienne Dumont et Séverine Sofio, « Esquisse d'une épistémologie de la théorisation féministe en art », Cahiers du Genre, n° 43, « Genre, féminisme et valeur de l'art », 2007, p. 17-43 ; Fabienne Dumont, « Théories féministes et questions de genre en histoire de l'art », Perspective. La revue de l'INHA, n° 4, 2007, « Genre et histoire de l'art », p. 611-624 et id., « Théories féministes en art et histoire de l'art : un long combat intensifié depuis les années 1970 », septembre 2007 sur http://centre-histoire.sciences-po.fr/centre/groupes/arts_et_societes.html
16. Linda Nochlin, op. cit.
17. À ce sujet, voir Donna Haraway, op. cit.


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