Catalogue d'exposition regroupant les travaux visuels – collages, dessins, installations – de trois des plus grands représentants de la
poésie expérimentale en France. Trois artistes de générations différentes, tenants d'une poésie insurrectionnelle qui ne renonce pas à dire et à montrer.
De générations différentes, mais réunis au fil du temps et de l'amitié autour de valeurs et de convictions communes, ces trois poètes ne cessent depuis des décennies d'expérimenter le champ de la poésie directe, vivante, active. Qu'ils soient plutôt gestuels, visuels ou sonores – mais toujours les trois à la fois –, ils montrent, démontrent, démontent et remontent le réel, sans relâche, à travers cette poésie incarnée qui leur tient à cœur et à corps.
« Bernard Heidsieck, né en 1928, qui pratique la poésie sonore depuis les années 1950 et dont on ne compte plus les lectures publiques et livres ; Jean-Jacques Lebel, né en 1936, qui a eu Breton et Duchamp pour initiateurs et a provoqué maints scandales en sa qualité d'inventeur et propagateur du happening dès le tout début des années 1960 ; et Julien Blaine, né en 1944, défenseur acharné de la poésie vivante par tous les moyens.
La liberté de la parole, l'amour du verbe, l'inspiration imprévisible du chant et du geste : les raisons de les réunir sont donc évidentes. Mais de les réunir sur une scène, le temps d'une soirée à la gloire de la langue, et non dans une galerie. Pourquoi alors cette exposition ? Parce qu'un autre de leurs points communs est de ne pas employer le papier seulement pour écrire, mais aussi pour dessiner, découper, coller, détourner, superposer.
C'est la meilleure manière de démontrer qu'ils ne se laissent pas prendre dans une catégorie, qui devient spécialité et profession, et que la création peut prendre, chez un seul homme, bien des formes simultanément ou successivement.
Picabia, quand il ne peignait pas, écrivait. Breton, quand il n'écrivait pas, pratiquait le collage et le cadavre exquis.
Artaud écrivait et dessinait. Ce ne sont que quelques exemples. »
Philippe Dagen,
Le Monde, 15/03/08
Publié à l'occasion de l'exposition à la Galerie Meyer-Le Bihan, Paris, du 11 mars au 12 avril 2008.
Dès le début des années 1960, Julien Blaine (né en 1942 à Rognac, vit et travaille à Marseille) propose une
poésie sémiotique qui, au-delà du mot et de la lettre, se construit à partir de signes de toutes natures. Forcément multiple, il se situe à la fois dans une lignée post-
concrète (par son travail de multiplication des champs sémantiques, en faisant se côtoyer dans un même espace des signes – textuels, visuels, objectals – d'horizons différents) et post-
Fluxus (dans cette attitude d'une poésie comportementale, où est expérimentée à chaque instant la poésie comme partie intégrante du vécu). Mais avant tout, la poésie s'expérimente physiquement : elle est, d'évidence,
performative. Ses performances sont nombreuses, qui parfois le mettent physiquement en péril (
Chute, en 1983, où il se jette du haut des escaliers de la gare Saint-Charles à Marseille : violence de cette dégringolade incontrôlable, et la réception, brutale, au sol, quelques centaines de marches plus bas… puis Julien Blaine met son doigt sur la bouche et, sous l'œil d'une caméra complice cachée parmi les badauds médusés, murmure : « chuuuuut ! »). Mise en danger du corps, et mise en danger du poète, qui toujours oscille entre grotesque et tragique, dans une posture des plus fragile, car « le poète aujourd'hui est ridicule ». Performances, livres, affiches, disques, tract, mail-art, objets, films, revues, journaux… sa production est multiple, mêlant éphémère et durable, friable et solide. Pas un outil, un médium qui ne lui échappe. Mais rien qui ne soit achevé, arrêté. Car pour Julien Blaine la poésie est élémentaire, tout ce qu'il produit est fragment, indice d'un travail toujours en cours, document d'un chantier poétique à chaque instant renouvelé. Tous ces « résidus » doivent être lus en soi et en regard de ce qui nous entoure.
Blaine fut le cofondateur de
Libération avec ses amis de l'
Agence de Presse Libération et de
Géranonymo, directeur de
l'Autre-Journal avec son ami Michel Butel, fondateur de
Doc(k)s, la revue internationale des poésie d'avant-gardes.
Sous son patronyme Christian Poitevin, il fut adjoint à la culture à Marseille de 1989 à 1995.
Et sous le nom de Jules Van, il procéda à l'art du boycott, du vol, de la perruque et du sabotage ici & là.
À l'origine du courant de la
poésie sonore,
Bernard Heidsieck (1928-2014) est considéré comme l'un des plus grands
poètes français du XXe siècle.
Au milieu des années 1950 il décide de rompre avec la poésie écrite,
pour la sortir hors du livre. À une poésie passive, il oppose une poésie active, « debout »
selon sa propre expression. Il est l'un des créateurs, à partir de 1955, de la Poésie
Sonore et, en 1962, de la Poésie Action. Il utilise dès 1959 le magnétophone comme
moyen d'écriture et de retransmission complémentaire, ouvrant ses recherches à des
champs d'expérimentation nouveaux.
Tout en restant attaché à la sémantique, il s'émancipe peu à peu des contraintes de la
langue. Il en explore toutes les dimensions formelles que ce soit par la spatialisation
du texte, dans les partitions qu'il écrit, ou par la présence de son corps dans l'espace.
Le son revêt avec lui une dimension plastique, notamment grâce à sa diction
exceptionnelle basée autant sur le souffle que sur une articulation parfaite ou sur les
inflexions sans cesse renouvelées de sa voix.
Au fil des années, son écriture se réinvente pour mieux rendre compte de notre
quotidien, de notre univers social, politique ou économique, au travers de ses principaux
événements, comme dans son extrême banalité. Il développe en 1955 ses premiers
Poèmes-Partitions. Puis, il ne cesse de travailler par séries avec les
Biopsies entre 1966
et 1969 (au nombre de 13). De 1969 à 1980, ce sont les 29
Passe-Partout. De 1978 a
1986, il écrit
Derviche/Le Robert composé de 26 poèmes sonores. Puis à partir de 1988,
Respirations et brèves rencontres (60 poèmes produits à partir d'archives d'enregistrements
de souffles d'artistes).
Parallèlement à sa propre activité, il organise en 1976 à Paris le premier
Festival
International de Poésie Sonore à l'Atelier Annick Le Moine, et en association avec
Michèle Métail,
Les Rencontres Internationales de Poésie Sonore à Rennes, au Havre et à Paris au Centre Georges Pompidou. Il participe pendant de nombreuses années à l'organisation du
festival
Polyphonix dont il assure un certain temps la présidence. Il réalise plus de 540 lectures publiques de ses textes dans une vingtaine de pays.
Figure emblématique d'une génération d'artistes qui a contribué à la « révolution culturelle » dans les années 1960, l'un des principaux « passeurs »
de la
Beat Generation en France, Jean-Jacques Lebel (né en 1936, vit et travaille à Paris) s'est toujours attaché à concilier démarches artistiques et philosophie de vie. Exclu du mouvement
surréaliste avec Alain Jouffroy en 1960, l'ensemble de son parcours notamment plastique se revendique et se marque néanmoins de la pensée de André Breton, du travail de
dadaïstes tel que Max Ernst, et de l'esprit de
Marcel Duchamp.
À ce contexte se greffe également un entourage d'ordre plus philosophique au travers de rencontres dans ces mêmes années avec
Gilles Deleuze, Félix Guattari... Le chemin de Jean-Jacques Lebel croise alors des personnalités artistiques aux activités hétérogènes mais tous enclin à mettre en avant « l'action poétique comme activateur des contradictions de notre société industrielle ». Des rencontres qui conjuguent ainsi poésie, peinture, théâtre, engagement politique dans une série de happenings ou de performances dont Lebel est le premier organisateur en Europe, reprenant par là-même les idées avancées et mises en place par Allan Kaprow à New York. Le happening se veut alors comme un prolongement de l'Action Painting en dehors de la surface plane du tableau, investissant divers espaces et rejoignant les théories d'
Antonin Artaud sur le théâtre. Dans cet esprit et en réaction au climat politique de l'époque, Lebel co-organise avec Alain Jouffroy l'
Anti-Procès en 1960, réunissant des artistes aussi différents que Brauner, Matta,
Dufour,
Rauschenberg,
Tinguely,
Michaux,
Fontana,
Erró,
Fahlström et Lam... dans un mixage de théâtre total, happening, exposition et permettant à chacun d'eux de jouir de « l'absolu liberté de faire ce qu'il voulait » et de devoir « simplement affirmer avec les autres son opposition à la guerre d'Algérie ».
En 1961, il prend l'initiative du Grand Tableau Antifasciste collectif, sequestré par la Questura de Milan pendant 23 ans. Dans la continuité de l'
Anti-Procès, il met en place à partir de 1964 le Festival de la Libre Expression et à partir de 1979 le Festival International de Poésie Directe Polyphonix, mêlant arts plastiques, vidéo, musique, performance, poésie... On retient en 1965 le happening Dechirex de Lebel lors du deuxième Festival de la Libre Expression qui s'est articulé sur le refus de la suprématie de la voiture dans l'espace social : une 4 CV Renault était présente comme « personnage » dans cette manifestation. A la fin du happening, le public s'y est violemment attaqué, la réduisant à presque rien. Le lendemain, l'artiste
Ben est entré les yeux bandés dans la foule agitant une hache de pompier. À l'idée de cette violence, Jean-Jacques Lebel répond : « la violence toute relative de nos soirées contenait toujours de l'ironie, mais il est vrai que le sens de l'humour des uns peut violer la sensibilté des autres ».
Si les activités artistiques de Jean-Jacques Lebel sont reconnues depuis les années 1960 à nos jours dans le champ de la
performance, il n'en demeure pas moins un artiste plasticien revenu « d'exil » dans le monde de l'art et de l'exposition en 1988. Il s'en était retiré 20 ans plus tôt afin de ne pas devenir un artiste domestiqué. Ecriture, collage, peinture, sculpture, installation, action directe sont associés dans les œuvres de Lebel à la
sexualité, à la vie quotidienne, politique et philosophique avec pour fil conducteur de dadaïser la société (
Portrait de Nietzsche, 1961 ;
Portrait de Rauschenberg, 1961 ;
Monument à Félix Guattari, 1995).
Jean-Jacques Lebel est le fils de
Robert Lebel.