Les tableaux et dessins d'Yves Bélorgey, qui témoignent d'un certain état de la ville et de l'architecture modernes, au cœur du travail de l'artiste, dont il propose à la fois la redécouverte, la réinvention picturale et l'archivage méthodique.
Le cadre général du travail d'Yves Bélorgey se caractérise par : un point de départ
photographique qui trouve dans sa transcription picturale agrandie sa véritable
identité plastique ; le choix de l'immeuble d'habitation construit dans les années
1950-1970 en Europe et ailleurs comme sujet quasi exclusif d'une peinture qui se
signale ici par l'absence de figure humaine ; le format systématiquement carré
des toiles, écho non dissimulé de la grille moderniste et de la répétitivité qui la
constitue. Ce faisant, Yves Bélorgey propose, depuis le début des années 1990,
non seulement de regarder tout un pan de la modernité architecturale généralement
oublié, mais affirme aussi les vertus mnémoniques du tableau qui devient
l'outil toujours neuf, car inépuisable, d'un archivage des paysages urbains.
Ce livre
amplement illustré propose un parcours complet – à travers toiles et dessins –
dans cette œuvre qui est un moment singulier de l'histoire récente de la peinture
conçue après et d'après la photographie. Une histoire qui, chez Bélorgey, puise ses
moments déclencheurs tout autant dans l'art occidental de l'après-Seconde Guerre
mondiale – et notamment dans le renouvellement du regard porté sur l'architecture,
initié par l'art allemand – que dans les peintures de vedute ou de ruines de la fin
du XVIIIe siècle. Ainsi le tableau est-il doublement un objet temporel : il appartient
à la longue histoire des vues du monde parce qu'il est capable de construire et de
restituer une authentique vision de la modernité. Deux essais rédigés par Jean-
François Chevrier et
Jean-Marc Huitorel éclairent cette entreprise de représentation
de l'habitat humain en la situant dans un contexte précis et en analysant sa logique
plastique propre, quasiment ethnographique. Car c'est là que l'œuvre picturale
d'Yves Bélorgey trouve sa puissance singulière entièrement restituée dans cet
ouvrage : en construisant en peinture, avec le tableau, c'est-à-dire visuellement
et avec une grande systématicité, ni plus ni moins qu'une anthropologie dans
l'espace.
C'est en 1993 qu'Yves Bélorgey (né en 1960 à Chalon-sur-Saône, vit et travaille à Montreuil), à la suite d'une résidence dans les ateliers de la Ville de Marseille, a choisi d'une manière définitive le motif exclusif de son travail pictural : la ville moderne voire moderniste, et plus particulièrement ses immeubles, construits dans les années 1950-1970, destinés au logement à bas prix à la périphérie des centres urbains (HLM). Auparavant, en 1991, il avait peint une série de paysages qui insistaient d'emblée sur une des caractéristiques de son travail pictural depuis lors amplement confirmée : l'absence de sujet humain, la disparition du corps organique. Car, y compris dans les tableaux d'immeubles d'Y. Bélorgey, les habitants de ces grands ensembles demeurent systématiquement invisibles, même si d'évidentes traces de vie humaine (linge accroché, poubelles remplies de déchets, pots de fleurs sur le rebord des fenêtres) laissent à imaginer le passage et le séjour des hommes dans ces lieux. On aura donc compris que le travail d'Y. Bélorgey découle d'un ensemble de décisions, tôt prises, qui conditionnent aujourd'hui encore le profil de ses toiles : « l'immeuble comme sujet » de la peinture tout d'abord, pour reprendre les propos de l'artiste, le lieu d'habitation peint sans ses habitants ; le format toujours carré des tableaux dans lequel ce motif est reproduit ; la technique utilisée pour reproduire cette réalité construite : une photographie du bâtiment qui est systématiquement le point d'impulsion de sa transcription picturale. Car, pour élaborer son univers visuel, l'artiste prend lui-même en photo des immeubles et autres ensembles architecturaux visibles sur la surface du globe (Marseille, Istanbul, Varsovie, Mexico, Paris, Erevan, Londres, Dakar, Rokujizo au Japon ou encore Kiruna en Laponie). De retour dans son atelier, il les reproduit, souvent à partir de photomontages, dans un format monumentalisé. Et même s'il reste tout à fait fidèle au réalisme du motif, il ne s'interdit pas des variations mineures de couleur ou de forme. De ce point de vue, le travail d'Y. Bélorgey appartient à une tradition artistique apparue en Occident après la Seconde Guerre mondiale, dont les acteurs historiques sont
Gerhard Richter et
Malcolm Morley, et dont
Yvan Salomone, par exemple, est une des figures actuelles, qui revisite l'histoire de la peinture en y intégrant la dimension photographique : il s'agit ici de tableaux (ou d'aquarelles pour
Yvan Salomone) faits après et d'après la photographie. Jusqu'en 2004, les motifs architecturaux de ces toiles concernaient des immeubles construits par des architectes non reconnus qui ont produit des lieux d'habitation banals, non remarquables et non remarqués. La peinture leur donnait donc une nouvelle visibilité, elle leur offrait la possibilité de s'inscrire dans les regards et dans les mémoires. À partir de 2004, Y. Bélorgey a aussi photographié des immeubles réalisés par des figures plus reconnues de l'architecture urbaine (Jean Renaudie, par exemple, ou Émile Aillaud). Et cela en suivant le même protocole : reproduire une image déjà là, une procédure dont l'ampleur et la systématicité font également de l'art de peindre une opération quasi machinale qui peut aussi s'exprimer à travers des dessins de grandes dimensions dont certains sont partiellement colorés.