L'Anthologie de l'art – une œuvre plurielle (1)
Marion Hohlfeldt
(p. 5-15)
En septembre 2001, Jochen Gerz proposait à douze auteurs,
dont six artistes, de répondre à la question suivante : « Dans
le contexte actuel de l'art, quelle est votre vision d'un art
futur ? » La réponse se présentait pour les artistes sous forme
d'images issues de leur propre production artistique et pour
les autres – théoriciens, conservateurs, critiques d'art – sous
forme de textes, spécialement écrits pour le projet. Les douze
contributions étaient présentées pendant quinze jours sur le
site Internet, constituant ainsi une première « génération »
de l'
Anthologie de l'art. Chaque auteur était également invité
à choisir un successeur dont la réponse à la question prendrait
la place de la sienne au bout de ces quinze jours afin
qu'il n'y ait toujours que douze contributions accessibles sur
le site. Ce principe d'une cooptation des auteurs initiait un
processus de collecte de textes et d'images se développant de
façon quasi autonome à partir de ce premier cercle de douze
personnes invitées – et donc choisies – par Gerz lui-même.
L'ensemble des réponses n'était visible qu'après la conclusion
du processus qui s'est étendu sur une année : 312 contributions,
156 images, 156 textes, 52 semaines, 26 générations,
1 anthologie de l'art.
La question
La question initialement posée par Jochen Gerz extrapole, à
partir du positionnement contemporain, un futur. Dans sa
formulation exacte, la question reflète le processus même
duquel procède l'
Anthologie de l'art, car pensée d'abord en
allemand et traduite en français et anglais, elle invite à
réfléchir sur un art « pas encore connu » – «
not known, yet »,
question reformulée d'ailleurs par Hannes Böhringer de façon
explicite : « compte tenu de ce qu'est l'art aujourd'hui, quelle
forme d'art encore inconnue de moi pourrais-je souhaiter
voir émerger ? ». Cette reformulation rend évidente la problématique
d'une extrapolation résidant dans une critique
du présent, de « ce qui est connu », une réflexion donc sur le
contexte actuel de l'art. Compte tenu de la coïncidence du
début du projet avec les événements du 11 septembre 2001,
l'imaginaire d'un futur cependant était sensiblement ébranlé,
l'impensable s'étant produit, la périphérie dont les critiques
parlaient si aisément en art ayant réellement fait irruption
dans le centre. Le contexte était désormais moins pensé en
termes artistiques qu'en termes sociopolitiques d'un présent
pas encore bien connu. En s'éloignant de cette date historique,
la question s'avérait moins orientée vers le futur que vers
un constat factuel du présent et a donc incité Jochen Gerz
à venir à la question d'« un art futur ». Car, comme il le fait
remarquer à juste titre
(2), la question d'un art futur interroge,
outre le passage du constat à la projection, l'acte de création,
c'est-à-dire la description de ce qui est créatif en lui-même.
Étant donné que la question n'est pas uniquement posée aux
artistes, ce potentiel de l'art, non en tant qu'objet, mais en tant
que création, est également supposé chez le spectateur, donc
le critique ou le « théoricien »
(3). L'art et le discours sur l'art
entretiennent, on le sait, une relation étroite, en maintenant
la ligne de partage qui répartit les rôles entre producteurs du
visible et producteurs du lisible. Comme le soulevait le texte
de présentation de l'
Anthologie de l'art, « [...] la communication
dans et sur l'art [...] part aujourd'hui du principe que l'on ne
remet plus l'art en question, [...] que tout ce qui s'intéresse à
l'art a tendance à devenir lui-même de l'art
(4) ». On l'aura compris,
l'artiste, n'étant « pas nécessairement un idiot ou un analphabète
», comme le formulait Daniel Buren, « pourquoi [alors]
n'écrirait-il pas
(5) » ? Pourtant, cette position, si facilement
admise aujourd'hui, peut-elle être aisément renversée, comme le propose Sina Najafi
(6), sans perturber notre compréhension
d'une œuvre encore largement cautionnée par l'autorité de
son créateur ? La question d'un art futur interroge artistes
et théoriciens différemment dans la mesure où le premier
se lance de toute façon avec chaque création dans des eaux
insondables d'un futur présent, tandis que le dernier extrapole
depuis sa position de récepteur un art créé par l'autre. Jochen
Gerz, en tant qu'artiste, ouvre un hiatus en admettant que tout
peut devenir art, tout en posant la question hérétique de la
fin de l'art. Car l'art futur – ou encore le futur de l'art – peut
avoir été absorbé par une praxis de vie dont il ferait partie,
comme l'imaginaient les situationnistes, par exemple. « Le
mieux que l'on puisse faire, disait Jochen Gerz en 1973, est
ce qui demeure inconnu, ce qui fait partie du seul projet
utopique que l'on puisse développer en littérature : de ne pas
faire de littérature
(7). » Mais, si l'artiste peut non seulement
écrire, mais aussi écrire des textes critiques, le critique peut-il
pour autant faire de l'art ? Ne serait-ce pas là un art futur qui
n'inscrirait plus l'art dans une pratique artistique, mais dans
une attitude artistique, c'est-à-dire une pratique créative de la
vie ? « L'erreur commence, disait Joseph Beuys, commentant sa
fameuse phrase “chaque homme est un artiste”, quand quelqu'un
s'apprête à acheter de la peinture et de la toile
(8). » Car
la question posée interroge la production artistique aussi en
tant que production culturelle, le futur n'étant pas seulement
le futur de l'art. « Il faut pourtant nous habituer aujourd'hui,
explique Peter Weibel dans sa conversation avec Jochen Gerz,
au fait que ce que nous nommons
art ne répondra plus à des
critères élitaires et sélectifs, mais à une capacité de stockage
(9). » La proposition artistique de l'
Anthologie de l'art met
en perspective cette nouvelle donne tout en postulant un art
qui ne sera pas encore tout à fait saturé, c'est-à-dire plein de
soi-même, mais qui aura effectivement encore un enjeu se
situant ailleurs qu'en art.
L'actualité du futur
Les réponses à la question initialement posée montrent que la
question du futur de l'art trouble les critiques et acteurs de la
scène artistique plus que les artistes dans la mesure où elle
les engage à prendre position. Ce qui les dérange est le postulat,
implicite, selon lequel le futur correspondrait au nouveau, voire à la nouveauté. Si le xxe siècle se caractérise de manière
exemplaire par la quête du futur, l'ère postmoderne, selon les
contributions à l'
Anthologie de l'art, nous conforterait dans
l'idée qu'il n'y a plus de pensée originale, que le futur ne peut
finalement qu'être un remake du passé. Or, ce passé, orienté
vers le futur, cherchait sans état d'âme à éliminer l'ancien, à
le remplacer par des procédés, technologies, attitudes et comportements
nouveaux. Cette position n'étant plus partagée
aujourd'hui, la question du futur provoque d'un côté la crainte
de la disparition du
statu quo et de l'autre la nostalgie de ce
qui a été perdu et de ce qu'il faut conserver. Le nouveau, faisait
ainsi remarquer Jochen Gerz dans une conversation avec
l'auteur, serait nécessaire non pas pour remplacer l'ancien,
mais pour le conserver. L'extension de l'usage d'Internet ne
remplacera ni le livre ni l'œuvre d'art, mais leur permettra
plutôt de développer des aspects encore inconnus. Ainsi, la
photographie, ne mettant pas fin à la peinture, et encore moins
à l'art, a seulement accéléré le processus d'une libération de
la forme picturale qui était déjà en marche. Le nouveau, qui
apparaît si mal assuré faute de sélection historique préalable
– l'incertitude de ce qui est actuel – expose son auteur.
Cependant, tandis que pour l'artiste cette situation instable
est le propre de la création, pour le « théoricien » elle est l'exception,
car il travaille généralement à partir d'un matériau
déjà établi. Dans un récent texte sur l'interprétation artistique
des écrits de Ludwig Wittgenstein,
Leszek Brogowski
différencie la définition « descriptive » de l'art de l'historien
de la définition « prescriptive » de l'artiste. « L'historien nous
montre ce que l'art est jusqu'à présent, l'artiste – ce qu'il
doit
être. Mais il n'infère pas pour autant ce qui
doit être à partir
de ce qui est, sinon justement pour nier l'inférence en faisant
de l'art autrement que par le passé ; il construit un projet d'art
à son propre usage
(10). » L'
Anthologie de l'art fait apparaître ce
double travail de définition de l'art, confronte les réponses
que les artistes proposent par leurs œuvres à celles que les
« critiques » fournissent par leurs textes, mettant « en relation
les deux types de définition de l'art, qui s'ignorent souvent l'un
l'autre
(11) ». Dans sa transcription du projet Internet « en cours »
dans le livre, ce qui s'exposait jadis s'inscrit désormais dans
l'histoire. À l'inverse, l'après-coup transpose une position antérieure
en actualité. Outre les deux définitions de l'art, dont
parlait Leszek Brogowski, nous pouvons alors observer une
réflexion double de ce qui constitue une actualité ; d'un côté le constat de ce qui nous est contemporain – l'illusion véhiculée
par le
hic et nunc postulé d'Internet – et de l'autre une activité
réactualisant un matériau historique. La structure discursive
de l'
Anthologie de l'art permet maintenant d'entrecroiser ces
deux aspects tout en les mettant en perspective. Partageant
la nature des archives, elle est capable de créer des relations
inattendues entre les contributions, qui sont constamment
revues et relues.
Les archives
La forme structurelle de l'
Anthologie de l'art – l'entrecroisement
de douze contributions dans une mosaïque de textes et d'images
qui se renouvelle tous les quinze jours – s'apparente aux
archives dans la mesure où chaque contribution provoque des
liens multiples, en dehors de son inscription temporelle, selon
les affinités reconnues. Ce tissage à chaque lecture renouvelé
et soutenu par la forme visible du site Internet induit une activation
permanente des archives qui constituent une accumulation
inachevée d'un matériau multiple et hétérogène. Comme
le souligne
Anne-Marie Duguet, « [...] l'accumulation elle-même
est un processus qui peut permettrede
découvrir des tendances
inattendues, des chemins rejaillissants, aux dessins des
lignes spécifiques, et ainsi en effet comprendre des choses qui
n'étaient pas initialement intelligibles
(12). » Processus infini,
l'
Anthologie de l'art se révèle ainsi être un
work in progress
dont l'inachèvement pose également la question d'une hiérarchisation
possible, ou seulement souhaitable. Car, selon
Michel Foucault, le discours constitue un élément matériel
de production qui signifie exclusion et par là même construction.
Cette nouvelle vision implique la perte de l'auteur par la
multiplication dynamique des contributions qui se tissent les
unes avec les autres au lieu de se côtoyer de façon indifférente.
Le discours, d'après Foucault, est une construction instable
où s'évaluent sans cesse les relations entre ce qui se dit et
ce qui se voit. Le texte en tant qu'entité perd ainsi – comme
son auteur – de son importance, se présentant uniquement
comme le fragment d'une praxis élargie. L'acceptation des
« catégories de la discontinuité et de la différence, les notions
du seuil, de la rupture et de la transformation
(13) », dont parlait
Foucault déjà dans
L'Archéologie du savoir, forme ainsi
la base sur laquelle pourrait naître une œuvre qui sera non seulement ouverte, mais encore « plurielle ». Arno Schmidt
parlait de « déHydraté et rePrésent'ation » à propos de son
Zettels Traum, véritables archives composées de notes et de
fragments d'écriture qui ne sont pas sans rappeler
La Boîte
verte de Marcel Duchamp. Il pointait ainsi l'actualisation sans
cesse renouvelée et constitutive des archives par le lecteur,
dont l'auteur lui-même. À travers les archives, sans index ni
organisation préfigurant le sens de lecture, l'œuvre crée son
propre environnement contextuel. Cette constitution, dans le
sens de l'
Anthologie de l'art, s'auto-génère par le principe de
cooptation des auteurs, qui influent de cette manière sur une
orientation possible du projet. Il ne s'agirait donc plus seulement
de multiplier les pistes de lecture, mais d'instaurer cette
multitude fragmentaire et composite au niveau de la production
même. Si, selon Foucault, un livre appelle tous les autres
livres, l'exposition des 312 contributions de l'
Anthologie de l'art
dans cette publication rend visible cette mise en contexte
qui s'inscrit au niveau de la production.
Contexte, comme le
rappelle à juste titre Paul Ardenne
(14), signifie littéralement
« tisser avec », du bas latin
contextus, contexterre. L'art contextuel
surgit du « milieu » dans lequel il s'inscrit et avec lequel il
tisse des liens significatifs, le milieu devenant condition
sine
qua non pour que l'œuvre puisse exister. Cette structure de
l'
Anthologie de l'art n'est pas sans rappeler la forme en réseaux
« orientés, comme expliquait déjà Hans Magnus Enzensberger,
vers le présent et non pas vers la tradition
(15) », forme se caractérisant
par une multiplicité hétérogène de « petits récits
(16) »
qui encourage l'émergence de subjectivités individuelles. Au
risque de ne faire que consolider les conditions existantes au
lieu de les subvertir, l'
Anthologie de l'art propose une œuvre
dynamique, discursive et plurielle, à même de mettre en doute
son propre système.
Le réseau
L'
Anthologie de l'art s'inscrit dans la démarche d'une critique
des médias à laquelle Jochen Gerz œuvre depuis les années
1960. Sa mise en ligne fragmentaire par couches de douze
contributions tous les quinze jours – ne permettant donc pas
d'obtenir un aperçu de l'ensemble du projet au cours de son
élaboration – va déjà à l'encontre de l'usage même d'Internet,
dont l'objectif est non seulement de produire une structure communicationnelle non hiérarchisée, mais encore de la
rendre accessible. Le problème d'Internet réside justement
dans l'organisation des données et dans l'accès aux informations,
ou encore dans son versant privatif du courrier électronique
dans l'aspect particulièrement agaçant du « spam ».
Jochen Gerz choisit donc d'utiliser ce média à l'encontre de
cet usage, créant un site qui freine cette désespérante disponibilité
qui montre sans pour autant donner à voir. Cette
« pollution informationnelle » est alors remplacée par une
situation de laboratoire presque privé s'adressant avant tout
aux auteurs eux-mêmes, qui deviennent de cette façon leur
propre public. Pourtant, l'
Anthologie de l'art a utilisé Internet
de manière tout aussi constitutive dans la mesure où la succession
rapide des contributions n'aurait pas pu se faire sans
cet outil de communication. Net art authentique, l'
Anthologie
de l'art s'inscrit ainsi dans une structure « rhizomique », toujours
« en cours », entre les structures existantes, « toujours au
milieu, comme écrivaient dans
Mille plateaux Gilles Deleuze et
Félix Guattari, entre les choses, inter-être,
intermezzo (17) ». Le
Net art de son côté radicalise la déconstruction de la notion
de l'auteur dans la perspective tracée dès les années 1940 par
Vannevar Bush : « multiplication de la notion de l'auteur, un
éclatement des fonctions et de l'auteur et du lecteur, des multiples
cheminements de lecture et des œuvres élargies dont
les limites sont floues
(18) ». Avec le réseau, l'arborescence est
remplacée par mille plateaux qui sont reliés par la conjonction
« et... et... et...
(19) ». Le rhizome décrit parfaitement bien ce que
réseau veut dire : l'interconnexion hétérogène et multidirectionnelle
de ses constituants. « Il n'est pas fait d'unités, mais
de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n'a pas de
commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel
il pousse et déborde
(20). » En tant qu'agencement, l'ubiquité et
la simultanéité lient ainsi ce qui est au plus près et ce qui
est le plus éloigné, créant des associations qui ne pourraient
guère s'établir dans une structure hiérarchique. Bien que l'
Anthologie
de l'art en tant qu'œuvre s'inscrive dans un processus
temporaire avec un début et une fin, et bien qu'elle impose une
succession linéaire des contributions d'un auteur à un autre,
elle constitue un rhizome dans la mesure où la mosaïque des
textes et images, au-delà de leur inscription initiale, permet
l'interconnexion multidirectionnelle dont il était question. Cet
aspect d'une lecture fragmentaire d'un texte, ou d'un extrait
de texte à un autre, s'amplifie par l'exposition des archives dans leur ensemble. Le lecteur, devant l'impossibilité de lire
la totalité des contributions, transférées dans le contexte du
livre ou de l'exposition, entame une sélection élective des
passages du texte qui, dans leur association, composeraient
un nouveau texte, celui du lecteur. Le rhizome conforterait de
cette façon le sens des archives. Or, tandis que nous élisons
un nouveau texte à travers les propositions collectées, qu'adviennent
donc les œuvres ? Comment l'œuvre individuelle des
artistes, auteurs de l'
Anthologie de l'art, résiste-elle contre la
dématérialisation numérique, d'une part, et l'affranchissement
de son contexte initial, de l'autre ? En reconduisant le
projet Internet à nouveau dans le média du livre, la détérioration
entamée sur Internet se poursuit. De l'installation à la
photographie de l'installation, du scan à l'écran, puis à l'impression
papier, on procède à une dématérialisation du factuel
et à une condensation du transparent qui certes documente
le positionnement de chaque contribution dans sa situation
temporelle, mais ne peut reconstruire le contexte spécifique
de la proposition artistique. Les œuvres, plus que les textes,
nous parviennent ainsi comme des ruines de leur inscription
originelle. Il s'avère que les textes, dès leur publication en
ligne, résistent mieux à ces transformations et que la question
de la relation entre texte et image demeure indispensable
dans la réflexion sur la notion de l'auteur.
Œuvre de passage
Déjà en 1975, Jochen Gerz notait : « Tout ce que l'on essaie de
saisir par les médias devient figé. L'image et l'écriture sont
des faux-semblants qui rendent le réel opaque
(21). » Ce qui
nous surprend quand nous voyons l'
Anthologie de l'art, c'est la
relation spécifique entre image et texte qu'elle met en place.
Les deux sont collectés en tant que réponses à la question
posée et présentés côte à côte comme si ce faux-semblant
était finalement sans importance. La relation que Jochen Gerz
entretient avec texte et image se comprend aisément devant
sa série des
Photos/Textes. Bien que les deux, selon Gerz, se
soient disqualifiés en tant que
Kulchur-médias
(22) dans leur
tentative d'exprimer le réel – ou l'« essentiel » dont parlait
Wittgenstein –, leur association en une unité fragmentée produit
un hiatus qui intrigue le spectateur/lecteur. La relation
entre image et texte dans ses œuvres est fondamentalement brouillée dans la mesure où les textes n'illustrent pas les
images, mais les rendent fragiles par leur récit énigmatique
et inachevé. Ni le texte ni l'image ne représentant plus le
réel, le lien avec le référent se détache, laissant place à la
(re-)constitution du récit chez le récepteur. Depuis l'analyse
fondamentale de Walter Benjamin sur la photographie, on a
souvent insisté sur le fait que les impressions visuelles sont
fortement imprégnées par les légendes qui les accompagnent
et que le spectateur ne voit finalement que ce qu'il lit
(23). Tandis
que le texte (co-)construit son contexte, l'œuvre d'art suppose
un environnement critique dans lequel elle s'inscrit. À l'extérieur
de son contexte d'origine –
in situ et
in vivo –, le lien
fondamental entre les deux, pourtant indispensable pour la
compréhension, ne peut plus être reconstitué. La mosaïque
dessinée par l'
Anthologie de l'art présente ainsi des affinités
avec le
Photo/Texte puisqu'elle cherche également à tester
texte et image dans leur rencontre aléatoire en tant qu'outils
de communication. L'état fragmentaire que l'
Anthologie de l'art
partage avec toutes les archives transfère ainsi le travail
de l'association dans le récepteur qui doit lui donner un sens
qui, lui, n'était pas d'emblée fondé dans le matériau. L'aspect
spécifique de cette forme de production – à l'opposé de l'anthologie
« critique » – réside justement dans ce principe de
montage qui apparente l'
Anthologie de l'art à d'autres œuvres
de « passage ». Theodor W. Adorno souligne ainsi certaines
des caractéristiques du
Passagenwerk de Walter Benjamin :
« L'intention de Benjamin était de renoncer à toute interprétation
évidente et de faire surgir la signification uniquement à
travers le montage choquant du matériau. Pour couronner son
anti-subjectivisme, le chef-d'œuvre ne devrait être composé
que de citations
(24). » L'œuvre de « passage » se caractérise par
l'état fragmentaire qui procède du passage de l'image au texte,
de la citation à l'analyse, du fond à la forme, d'une langue
à une autre. L'
Anthologie de l'art se compose effectivement
de ces multiples aspects dont les langues, qui, au-delà de la
dominance de l'anglais, composent leurs propres bases de référence
et ouvrent sur une prise de contact entre les contextes
spécifiques qui font naître les contributions. La différence
ontologique entre texte et image s'amplifie par le montage
des langues qui ne constituent pas – pour la plupart des
œuvres – un obstacle à leur réception. C'est la mise à l'épreuve
de la résistance matérielle de l'œuvre par la dématérialisation
numérique, le hors-lieu du médium même d'Internet, niant la solidarité avec le lieu et le rapport d'immédiateté avec le
public qui caractérise la pratique artistique contemporaine,
rendant ainsi difficile non seulement l'ancrage nécessaire
mais aussi l'expérience de l'art. Pour beaucoup d'auteurs de
l'
Anthologie de l'art, pourtant, l'art demeure avant tout cette
expérience réelle au-delà de l'espace virtuel, expérience qui
tient à la confrontation avec la production concrète. Cette
disparition supposée de l'art par sa surexposition digitale
fait germer d'autres pratiques qui ne se contentent plus de
l'art seul. On y trouve une attitude artistique qui n'est plus
seulement valide pour le producteur d'images, mais qui engage
tous les participants et aspects culturels. L'
Anthologie de l'art
pose les bases d'une compréhension de l'œuvre au niveau
de sa production même, problématique sur laquelle Jochen
Gerz est revenu depuis dans d'autres projets. La présente
publication documente cette expérimentation unique, dont
la coïncidence historique a voulu que ce septembre 2001 ait
réellement marqué l'entrée dans un nouveau millénaire. La
question du futur en tant que projection actuelle doit intégrer
l'inattendu et l'inconnu. Le futur est l'enjeu qui nous concerne
au-delà de l'art et qui doit se formuler de manière véhémente,
active et engagée. Quoi que l'on fasse, on ne peut, semble-t-il,
éviter de parler de « vision » ici. Dans ce sens, l'
Anthologie de
l'art n'est pas qu'un montage de citations dont parlait Adorno,
mais une virulence.
1. Le présent texte développe et réactualise les idées énoncées dans l'essai « Ein plurales Werk »,
in Marion Hohlfeldt (sous la dir. de),
Jochen Gerz – Die Anthologie der Kunst, Cologne, DuMont, 2004,
pp. 14-19.
2. « Dans le contexte actuel de l'art, quelle est votre vision d'un art futur ? », une conversation
entre Jochen Gerz et Peter Weibel,
infra, p. 17.
3. Il ne peut être question ici de la critique d'art en tant que
forme de créativité, bien que ce concept ne soit pas éloigné de l'idée énoncée par Jochen Gerz. Il est cependant
intéressant de penser la critique d'art dans ce sens en tant qu'activité faisant oeuvre ; voir à ce sujet
Dominique Berthet,
Les Défis de la critique d'art, Paris, Kimé, 2006.
4. Jochen Gerz, texte de présentation
« Die Anthologie der Kunst »,
in Lettre International, cahier spécial, septembre 2002, p. 1 (trad. de l'allemand
par M. H.).
5. Daniel Buren, « Redondissement », 1977, cité dans
Anne Mœglin-Delcroix, « Du catalogue
comme oeuvre d'art et inversement »,
in Les Cahiers du musée national d'Art moderne, n° 56/57, été/automne
1996, p. 97.
6. Contribution pour l'
Anthologie de l'art, infra, p. 63.
7. Jochen Gerz,
Die Beschreibung des
Papiers, Darmstadt, Luchterhand, 1973, sans pagination (trad. de l'allemand par M. H.).
8.
In Uwe Schneede,
Joseph Beuys: die Aktionen. Kommentiertes Werkverzeichnis mit fotographischen Dokumentationen, Stuttgart,
Verlag Gerd Hatje, 1994, p. 261 (trad. de l'allemand par M. H.).
9. « Dans le contexte actuel de l'art, quelle
est votre vision d'un art futur ? », une conversation entre Jochen Gerz et Peter Weibel,
infra, p.17.
10.
Leszek Brogowski, « Wittgenstein mit den Augen der Künstler gesehen »,
in Fabian Goppelsröder (sous la dir. de),
Wittgenstein Kunst: Annäherungen an eine Philosophie und ihr Unsagbares, Zurich, Berlin, Diaphanes, 2006,
p. 72 (texte original écrit en français, puis traduit en allemand). Je cite l'original.
11. Id.,
ibid.
12. « [...]
it
appears that the accumulation itself is a process which may allow the uncovering of some unexpected trends,
re-occuring paths, to the drawing of specific lines, and then indeed to understand things that were not initially
obvious »,
Anne-Marie Duguet, « The Art of Digital Memory. Building Archives, beyond the Database.
The “Anarchive” Series »,
in Horant Fassbinder (sous la dir. de),
Through the ‘Net. Studies in Jochen Gerz'
Anthology of Art, actes du colloque, Budapest, mai 2003, Cologne, Salon Verlag, 2003, pp. 141-142 (trad. de
l'anglais par M. H.).
13. Michel Foucault,
L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 25.
14. Paul
Ardenne,
Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d'intervention, de participation,
Paris, Flammarion, 2002, p. 17.
15. Hans Magnus Enzensberger, « The Constituents of a Theory of the
Media », cité dans Annick Bureaud et Nathalie Magnan (sous la dir. de),
Connexions : art, réseaux, média,
Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2002, p. 17.
16. Voir Jean-François Lyotard,
La Condition
postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
17.
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Capitalisme et Schizophrénie. Mille
plateaux, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 36.
18. « [...]
multiple authorship, a blurring of the author
and reader functions, multiple reading paths, and extended works with diffuse boundaries ». Vannevar Bush,
« As We May Think »,
in The Atlantic Monthly, vol. 176, n° 1, juillet 1945, p. 106 (trad. de l'anglais par
M. H.).
19. Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Capitalisme et Schizophrénie. Mille plateaux,
op. cit., p. 37.
20. Id.,
ibid., p. 31.
21. Jochen Gerz, cité par Ute Eskildsen, préface du catalogue
Jochen Gerz. Wenn sie alleine waren.
Foto/Text und Video, 1969 bis 84, Essen, Museum Folkwang, 2002, p. 6 (trad. de l'allemand par M. H.).
22.
Le terme
Kulchur est une invention linguistique d'Ezra Pound avec laquelle Jochen Gerz exprime sa méfiance
envers la culture. Car, puisque la culture est capable de produire la barbarie, et les médias d'éloigner
l'homme de sa vie, on ne peut expérimenter la culture qu'en tant que
Kulchur. C'est dans ce sens que Jochen
Gerz crée la série des
Kulchur-Pieces. « Tourner le dos aux médias, disait Jochen Gerz, vivre. »
23. Voir à ce
propos Wolfgang Preisendanz, « Verordnete Wahrnehmung: Zum Verhältnis von Photo und Begleittext »,
in Sprache im technischen Zeitalter, vol. 10, n° 37, 1971, pp. 1-8.
24. Theodor W. Adorno, « Charakteristik
Walter Benjamins »,
in Prismen : Kulturkritik und Gesellschaft. Gesammelte Schriften, vol. 10/1, Francfort,
Suhrkamp, 1977, pp. 238-253, cité dans Benjamin H. D. Buchloh, « Atlas – Warburgs Vorbild ? Das Ende der
Collage/Fotomontage im Nachkriegseuropa »,
in Deep Storage, Arsenale der Erinnerung: Sammeln, Speichern,
Archivieren in der Kunst, Munich, Haus der Kunst, 1997, p. 53 (trad. de l'allemand par M. H.).