Liminaire après coup
(p. 5-7)
On ne présente plus Jean-Luc Nancy. Je le lis, pour ma part, depuis plus de vingt années ; nous nous connaissons, aussi, depuis aussi longtemps, et nous nous sommes, comme on dit, perdus de vue, et il n'y a là que de mon fait. J'ai vécu dans une solitude extrême pendant près de quinze ans. Mais je n'ai jamais cessé de le lire et relire, ce qui assura la continuité. Dans ce qui sera mon livre-somme de philosophie,
Système du pléonectique, j'y vais de la considération suivante : si
Philippe Lacoue-Labarthe (qui a été si proche de Jean-Luc, comme chacun sait) et
Rainer Schürmann constituent les deux influences principales de mon travail, ceux dont les traces peuvent se relever à l'œil en quelque sorte nu, Jean-Luc, lui, exerce sur le même travail une influence comparable à celle d'Adorno : à la fois considérable, omniprésente, et moins directe, moins facilement détectable, que les deux noms sus-cités. Toutes les thématiques principales de son œuvre prolifique, comme la communauté, le désœuvrement, la finitude, l'être singulier pluriel, etc., s'y retrouvent pourtant d'une manière ou d'une autre, différées, spectralisées, reformulées.
L'idée du présent entretien s'est imposée à moi à la lecture de son
Sexistence. Quelques années plus tôt, je publiais
Être et sexuation dont le retentissement relativement faible, mais, surtout, l'incompréhension presque générale des pensées, je crois, au moins inédites qui s'y trouvaient et qui auraient mérité d'éveiller plus d'attention, m'a un peu pesé. C'est encore, sans doute, la faute de la solitude dont je parlais, dont je ne suis sorti que depuis deux ans. Jean-Luc, de son côté, s'est plaint du peu de retentissement de son propre livre. Rétroactivement, disons que nous avions besoin de nous tenir un peu chaud.
Auto-sarcastique mise à part, l'unicité respective de deux livres contemporains, qui mettaient à la question, dans leurs titres mêmes, la question ontologique et la question sexuelle d'un seul souffle, les rendant incongrus dans le paysage éditorial philosophique, a fait le rapprochement, au-delà de tout ce que mon travail doit à la lecture de Jean- Luc. D'où l'évidence de cet entretien.
Pour le mener, je suis allé à Strasbourg accompagné de
Raphaëlle Milone, qui voulait de son côté un entretien de Jean-Luc pour sa remarquable et novatrice revue
Oror. Elle a fini par s'inviter, comme on dit, dans la discussion, comme du reste je me suis invité dans l'autre. Sa contribution s'est avérée fort enrichissante pour à la fois le contenu et la « scansion » des échanges. Le lecteur jugera sur pièces.
Le titre que nous avons choisi est une sorte de « synthèse dialectique », de nous trois : c'est moi qui l'ai choisi, en m'inspirant d'une remarque de Raphaëlle que le lecteur découvrira par lui-même (la « petite immortalité »), et pour faire signe à l'un des concepts centraux de la philosophie de Jean-Luc : celui de finitude, qui revêt chez lui un sens
non pathétique.
À livre à trois, titre à trois, donc. L'immortalité finie, c'est la définition que nous aurons en somme donnée du lien qui unit l'être/l'exister, et la sexuation.
Mehdi Belhaj Kacem
La proposition de Mehdi ne pouvait pas tomber mieux : j'étais en effet en peine de trouver un interlocuteur au sujet du sexe ; car, même si on m'a un peu demandé d'en parler autour du livre
Sexistence, j'ai perçu que l'enjeu philosophique de la question n'était pas ce qui intéressait le plus. Ce qui importe aujourd'hui, c'est d'apprécier ladite « libération sexuelle » dans tous ses aspects – alors que ce à quoi Mehdi puis moi-même avons voulu nous attacher, c'est à la portée fondamentale (ontologique, métaphysique… comme on voudra) de ce qui ne passe pas sans raison pour éminemment obscur, trouble, voire infâme – en tout cas trop bas pour que la pensée puisse s'y pencher sans s'y perdre ou s'y salir.
Si je ne pouvais qu'accueillir avec joie un entretien avec quelqu'un que j'estime depuis longtemps pour la vigueur et pour l'ardeur de sa pensée, je ne m'attendais pas à ce que nous soyons emportés tous les deux – et avec Raphaëlle qu'il me faisait connaître – dans une expérience aussi vive, interminable, proliférante et presque immaîtrisable, même si nous sommes parvenus à simuler une conclusion. Ce n'est que partie remise pour ne pas en finir.
Jean-Luc Nancy