Préface
Catherine Chevalier et Andreas Fohr
(extraits, p. 4-23)
Comme le dit si clairement
Diedrich Diederichsen, ce qui a
motivé la traduction allemande de
Mille Plateaux en 1992, relevait d'un
sentiment d'infériorité culturel
vis-à-vis de la philosophie française,
du sentiment d'avoir « manqué
quelque chose », d'avoir pris un
retard que les intellectuels
allemands se devaient de rattraper.
Si on pense à la rapidité avec
laquelle un certain nombres
d'ouvrages théoriques français qui
relèvent de la
French Theory ont
été traduits, discutés, enseignés dés
les années quatre-vingts aux Etats-
Unis, rapidité motivée par des
nécessités similaires, il faut avant
toute chose interroger notre propre
démarche. Qu'est-ce qui peut bien
avoir déclenché l'acte de traduire
des textes théoriques déjà publiés
dans une revue d'art prés de vingt
ans auparavant en Allemagne ?
Derrière les multiples transactions,
d'imports – ou d'exports – des
théories, se dessine souvent la
volonté d'être en prise avec un débat qui a déjà eu lieu, de s'approprier à partir de sa propre
langue une soi-disant « authenticité » du propos et de la
mettre à l'épreuve d'un autre contexte. Qu'est ce qui impose
donc de redonner une nouvelle circulation à ces textes ?
Ou, comme le dit Diedrich Diederichsen :
Que pourrait-il y avoir d'autre, dans l'opération qui
consiste à importer, à transplanter en la transformant,
une donnée d'un système dans un autre où son
« contexte d'origine » ne peut être pensé, voilà la
question que je posais alors ; que pourrait-il y avoir
d'autre là qu'une fascination esthétique (1) ?
Au delà de la première phase de curiosité et de
fascination plus ou moins « esthétique » que la traduction
d'une sélection de textes publiés dans la revue
TZK a pu
exercer sur nous, nous nous sommes aperçus que le constat
de Diederichsen était en partie juste. Assurément, ce projet
part d'un manque que l'on aurait pu ressentir en France au
début des années 90, à ce moment précis où très peu de
publications en français auraient pu jouer un rôle équivalent
à celui de la revue d'art
TZK à Cologne. Aucune revue n'est,
semble-t-il, parvenue à attirer à ce point autant d'artistes, de
critiques et de théoriciens et à rendre possible un dialogue
avec une communauté de critiques de l'autre côté de
l'atlantique, en reliant les théories critiques de l'art
américaines principalement issues d'
October à des théories
sur les cultures populaires ou minoritaires (culturelles,
féministes, de genre ou postcoloniales).
En ce début des années quatre-vingt-dix, tout semble
se jouer entre Grenoble, Dijon, Nice, Bordeaux, que ce soit
au
Consortium, au
CAPC, au
Magasin, ou à la
Villa Arson,
où sont organisées alors les premières expositions de
Mike Kelley, de
Martin Kippenberger, de
Sturtevant, de
Jason Rhoades... Une grande exposition
in situ dans l'unité
d'habitation de Firminy s'ouvre en juillet 1993 avec des
nombreux artistes internationaux, « sans conteste, l'un des
projets d'exposition le plus stimulant qui ait été monté
depuis des années
(2) », souligne alors
Olivier Zahm et
Joshua Decter dans la conclusion de l'article qu'ils lui consacrent
dans
Artforum, avant d'en critiquer les effets réels. Cette
ouverture s'accompagne de l'émergence de nouvelles revues d'art :
Bloc notes,
Documents sur l'art,
Purple,
Omnibus, mais,
paradoxalement, peu parmi elles s'engagent de manière
conséquente dans un débat suivi avec les théories anglosaxonnes
et encore moins avec la revue
TZK. A l'exception
de l'
Institut d'art contemporain de Villeurbanne ou des
éditions Macula, rares sont les éditeurs qui relaient, par
des traductions, les écrits théoriques irriguant ces débats.
Comment comprendre cette position quasi autistique
vis-à-vis à des Etats-Unis et de l'Allemagne en terme
de productions théoriques et critiques et ceci, malgré
l'effervescence des centres d'art, et de l'activisme des
curateurs et des artistes ?
La revue
TZK tente d'apporter elle-même quelques
réponses sur la faible présence des critiques d'art français
dans les débats outre-atlantiques.
(...)
En restant fidèle aux textes, cette anthologie française
devrait permettre de resituer l'histoire des trajectoires de
certains artistes en diffusant les textes critiques les ayant
accompagnés dans la revue
TZK ou celles de certains auteurs
en relisant leur écrit. Surtout, elle donnera la possibilité aux
lecteurs français d'accéder à des références que partagent
des artistes plus jeunes, pas nécessairement germanophones,
qui ont été fortement marqués par cette généalogie.
Aujourd'hui, la revue
TZK fait figure de modèle par
sa structure économique indépendante, par sa ligne
éditoriale en perpétuelle construction, par ses qualités
d'interdisciplinarité et d'ouverture et sa capacité à soutenir
des devenirs critiques (Diederichsen,
Holert,
Graw, Wege,
etc.) dans d'autres revues influentes (outre
October,
et surtout dans
Artforum après l'arrivée de Tim Griffin
comme rédacteur en chef). Une généalogie des revues d'art
lorsqu'elles ont joué un rôle véritablement « critique »
est importante pour les critiques d'art, qu'ils soient
universitaires ou indépendants, et c'est sur ce terrain
discursif commun qu'ils peuvent se rencontrer. La communauté critique se construit ainsi, à partir d'un
socle commun en perpétuel travail.
(...)
[1]
Diedrich Diederichsen, « Aus dem Zusammenhang
reissen / In den Zusammenhang schmeissen », in
TZK,
n° 8, décembre 1992. Traduit et publié dans la présente
anthologie sous le titre « Détacher du contexte / Jeter
dans le contexte ».
[2]
Joshua Decter et
Olivier Zahm, « Back to Babel. Project
Unité », in
ArtForum, vol. XXXII, n° 3, novembre 1993.