Postface
(p. 385-389)
Les antécédents de l'étude
Du même à l'incertain commencèrent en 1968.
Stimulé par le minimal art et l'arte povera, Zaugg construisit jusqu'en
1971, à partir de divers matériaux, quelques œuvres tridimensionnelles
en série, qui thématisèrent le rapport entre le dehors et le dedans :
Dehors-Dedans. Or, son intérêt pour l'objet concret dans l'espace ne fut
jamais particulièrement grand parce que l'on y trouvait trop d'informations
anecdotiques. Il était plus intéressant de faire des transpositions
en gouaches, en sérigraphies ou en imprimés offset, et de réfléchir au
langage pictural. Ainsi naquirent les « commentaires visuels » présentant
dans leur titre ce à quoi ils se rapportaient : «
De »
Dehors-Dedans. Bientôt,
l'artiste abandonna complètement les objets. En 1972, pour conclure,
il produisit encore quelques commentaires visuels en offset, qui furent
présentés avec les objets dans la grande exposition personnelle au Kunstmuseum
de Bâle,
Dedans-Dehors, Dehors-Dedans 1968-1972 (26-08 au
15-10-1972). Le public ne comprit pas cette production excessive. Zaugg
fut déçu, il renonça à toute autre exposition jusqu'en 1977 et chercha les
raisons de cette incompréhension. Il soupçonnait que celles-ci résidaient
dans l'évidence insuffisante de son propos artistique et décida d'aiguiser
l'ensemble de ses instruments. Pour cela, il poursuivit l'étude de la sémiologie,
qu'il avait entreprise en 1968, fréquenta en plus un séminaire à la
faculté des Lettres de l'université de Bâle, consacré à la
Logik der
Forschung [Logique de la découverte scientifique] de Karl Popper, et se
consacra aux méthodes scientifiques.
Le point de départ de
Du même à l'incertain, le premier texte entrepris
sans le soutien de Jacques Hainard, était un commentaire visuel,
l'avant-dernier de l'exposition au Kunstmuseum de Bâle –
De Dehors-
Dedans I (1972). Cette œuvre, composée de huit feuilles imprimées en
offset – après une page de titre typique pour une gravure – était consacrée
à la représentation photographique d'un objet cubique composé de
barreaux cylindriques en métal, et de ses six faces. En dépit du fait que
les représentations des six faces sont identiques d'un point de vue optique,
elles représentent quelque chose de différent, à savoir une autre face de
l'objet cubique. Le regardant, telle est la thèse de Zaugg, perçoit bien évidemment
ces six images identiques de manière différente, dans la mesure où il les perçoit dans un mouvement corporel, dans le processus sériel
d'une mise en relation, que ce soit en sortant les feuilles d'une boîte ou en
se déplaçant le long d'un mur auquel elles sont accrochées à la hauteur
des yeux. La perception n'est donc pas seulement quelque chose de purement
visuel, mais inclut également une activité corporelle et mentale. Si
l'énoncé envisagé de l'œuvre est consistant et homogène, chaque élément
remplit sa fonction en relation avec les autres éléments, se demanda Zaugg
et commença l'analyse et la critique des modes de la représentation et de
la perception. Le but visé par une telle critique était une œuvre à venir.
La distanciation de la photographie de l'objet cubique à barreaux
cylindriques et de son commentaire visuel s'est faite en plusieurs étapes.
La photographie de l'objet fut remplacée par la figure linéaire d'un cube
géométrique. Le titre de l'œuvre changea. Tous les éléments secondaires,
comme les légendes et les inscriptions sur le verso, furent supprimés. Les
étapes menant à une simplification atteignaient leur sommet provisoire
à la fin du douzième chapitre (p. 249). En réfléchissant sur la manière
d'intégrer le support – le papier qui, traditionnellement, n'a qu'une fonction
technique – activement dans le système de l'expression, l'artiste
trouva la solution : sept feuilles de papier au format carré pouvaient
déployer leur propre être concret ou devenir les supports d'un système de
signes et représenter le cube ainsi que ses six faces différentes. Le seul
mot « cube », minuscule, à peine lisible, sur la première feuille de papier
devait suffire à mettre la perception sur la bonne voie.
L'étude comporte cinq livres avec en tout 23 chapitres numérotés à
la suite. Alors que le premier livre, avec douze chapitres, aborde encore
la gravure et sa transformation à l'aide de textes et de représentations
schématiques, les quatre livres suivants ne contiennent que des propositions
d'œuvres, sans le moindre commentaire.
Une réponse quant à la question de l'entrée des mots dans les tableaux
de Zaugg se trouve dans
Du même à l'incertain : dans l'analyse critique
les mots ont perdu leur lieu conventionnel, que ce soit sur la page de titre
d'une série graphique ou sur le verso des feuilles de papier. Mais l'artiste
ne renonçait pas à leur capacité de lancer une interprétation des informations
visuelles : elle était seulement mise en scène différemment. Dès
le chapitre 13 du livre, on n'a plus affaire qu'à des supports tridimensionnels,
et ici, les mots trouvent leur nouvelle place sur le côté étroit du
tableau – ou sur son recto. Imprimés en noir en sérigraphie sur les côtés, ils ressemblent à une légende. Ils sont visibles, mais également invisibles
pour celui qui se tient devant le tableau. L'autre solution : sur la surface
picturale, répartis régulièrement avec un contraste coloré minimal par
rapport au fond, ils ressemblent à un murmure léger, à une litanie insistante.
Dans les deux cas, une dialectique entre le fait de montrer et le fait
de cacher est introduite dans la présentation.
Dans les dernières propositions que donne
Du même à l'incertain, la
peinture monochrome passe au premier plan, et les formats deviennent
plus grands. De même, on trouve parmi ces propositions le ton bleu clair
qui renvoie à l'immatérialité, le ton imitant la couleur du support, mais
aussi des mélanges de couleurs très suggestifs, comme par exemple le
verdâtre/brun-gris ou le jaunâtre/verdâtre/gris foncé. Même si au début,
encore en rapport avec la gravure, l'artiste réfléchit sur deux options de
présentation des feuilles : suspendues au mur ou empilées dans une boîte
– la dernière option fut rapidement rejetée –, il propose à la fin de son
étude une nouvelle option : les feuillets sont solidement reliés en un livre,
et ainsi la relation, ressentie dans une série graphique comme problématique,
entre le recto visible et le verso invisible est améliorée : désormais,
les faces avant et arrière ainsi que leurs marques peuvent être lues
de la même façon en tournant les pages : ils changent en permanence
leurs identités pour celui qui les fait défiler. Comme souvent dans les
années 1970, Zaugg entreprit ici des recherches sur la gravure, la peinture
et le livre, interchangeant leurs spécificités comme médium pour
jeter chaque fois un nouveau regard sur le médium transformé. Finalement,
le livre comme médium est lui-même thématisé en un livre. Le
vingt-troisième et dernier chapitre,
Alberti, s'achève en apothéose : il
se compose de six feuilles grises. À l'origine, Zaugg avait prévu pour
cette partie un papier plus fort, nettement différent en qualité, mais dans
l'édition présente, cette différenciation est signalée seulement par une
impression grise débordante. La première page – celle de droite – présente
le signe mathématique de comparaison « > », qui attire l'attention
sur les rapports de grandeur et met en jeu le potentiel de différenciation
pour distinguer les feuilles suivantes, identiques. De cette manière, les
feuilles « vides » peuvent être montrées dans leur matérialité et être comprises
comme signes.
Seule une petite partie des projets de tableaux ou de livres proposés
fut réalisée. L'étude
Du même à l'incertain ne fut jamais publiée intégralement, en dépit du fait que le projet de cette édition était manifestement
bien avancé. Le manuscrit extrait des inédits de l'artiste
contient de nombreux commentaires d'un imprimeur pour la préparation
des travaux de lithographie et d'impression. Peu après la mise au point
du manuscrit, Zaugg présenta à l'été 1976 une conférence au Kunstmuseum
de Bâle sur invitation de Dieter Koepplin, traitant de l'œuvre
Untitled, Six steel boxes (1969) de Donald Judd, que le musée venait
d'acquérir, en 1972. La conférence suscita d'autres textes. Et ainsi, le
projet
Du même à l'incertain fut dépassé par des textes plus récents qui
aboutirent finalement au livre
La Ruse de l'innocence (
Écrits complets,
vol. 4). Cependant, trois citations assez longues tirées du projet de livre
antérieur furent reprises dans le nouveau volume
(1). Des idées et des définitions
de concepts analogues, par exemple sur le fonctionnement de
la perception synchronique et de la perception diachronique, ou sur la
perception artistique qui peut transformer le simple et le banal en une
chose complexe, furent développées dans le nouveau livre de manière différente,
non pas, comme dans
Du même à l'incertain, à propos d'une œuvre
de jeunesse de l'auteur, mais de manière provocante, à propos de l'œuvre
du célèbre artiste américain, représentant principal du minimal art. De
plus, le projet de livre
La Ruse de l'innocence fut soutenu par Rudi Fuchs
qui insista pour qu'il soit publié lors de la
documenta 7 à Cassel en 1982,
dont il était le commissaire.
Eva Schmidt
1.
« Le banal en art » (p. 58-66) fut publié pour la première fois, traduit en allemand
par Martin Lienhard, Michèle Zaugg-Röthlisberger et Nikolaus Meier,
dans
Die List der Unschuld, Stedelijk van Abbemuseum, Eindhoven, 1982
(2e édition, Kunstmuseum de Bâle, 2004 ; 3e édition,
Gesammelte Schriften,
vol. 4, p. 110-125). On trouve la citation correspondante dans l'édition française :
La Ruse de l'innocence, Dijon, Les presses du réel, 1997, p. 101-115 (2e édition,
Écrits complets, vol. 4, p. 98-112). De plus, le texte a été publié dans la revue
d'art italienne
AEIOU no 14-15, 1985, p. 56-72, dans la traduction d'Alessandra
Lukinovitch, ainsi qu'en 1986 in
Rémy Zaugg. A Sheet of Paper, Stedelijk Van
Abbemuseum, Eindhoven, 1986, p. 23-28, traduit en anglais par Jane Brenton. Une autre assez longue citation des pages 115-119 fut publiée sous le titre
« Die Skulptur im Vergleich » dans
Die List der Un schuld,
op. cit., p. 21-27
(3e édition,
Gesammelte Schriften, vol. 4, p. 17-23) ce qui correspond à l'édition
française de
La Ruse de l'innocence,
op. cit., p. 19-25 sous le titre « À titre
comparatif » (2e édition,
Écrits complets, vol. 4, p. 17-24). Une troisième citation
qui tourne autour de la définition de la perception artistique (p. 188-189,
195-194) se trouve dans
Die List der Unschuld, op. cit., p. 88-93 (3e édition,
Gesammelte Schriften, vol. 4, p. 86-90), en français dans
La Ruse de l'innocence,
op. cit., p. 80-83 (2e édition,
Écrits complets, vol. 4, p. 79-82).