Derrière le miroir (p. 5-10)
Georges Maciunas né : 1931, Kaunas, RSLT, URSS. N° de sécurité soc. : 106-24-6003. N° de permis de conduire : MO 1088 14198 837093 (7996134). N° de Passeport : B 665003. Certificat de revente : 707 7139. Compte bancaire 0210-0012 : 086-015036 dernier solde : 1 $. Type sanguin 0, WBC 9000 ; hémoglobine 16mg ; pouls 110 ; pression artérielle 120/80 ; tête – normo céphalique ; yeux – sclarée claire ; fundus – bénin ; oreilles – cérumineuses ; coeur – sinus tachycardie ; culture du nez et de la gorge – flore normale ; culture de l'antrum droit – groupe klebsielaaerobactérien. Adénoïdectomie – 1938. Appendicectomie – 1940.
Ainsi se présentait George Maciunas dans la
biographie des artistes réunis dans le numéro 8
d'
Aspen Magazine (1) dont il était le designer invité.
Cette biographie est bien à l'image de la pensée et de
la pratique de Maciunas : se définissant par une série
de statistiques et de coordonnées, il expose des
données qui sont absolument personnelles et le
situent précisément au niveau des fichiers
administratifs, mais ne révèlent rien de son intimité, de ce qui l'anime, de son horizon artistique,
bref, de ce qu'il est. Designer invité, il aurait pu
profiter de ces quelques lignes pour expliciter ses
choix de mise en page, présenter son travail, ce que
firent d'ailleurs les autres participants. Pourtant,
alors que toute la maquette de la revue, sa sobre
complexité, démontre combien ses choix sont
construits sur des certitudes typographiques, il
préfère faire un gag, reposant sur l'interprétation
littérale du mot « biographie », bien dans la veine de
l'humour pince-sans-rire de Fluxus qu'il contribua
à créer. Ce trait explicitement impersonnel est sans
doute le traitement le plus personnel de l'ensemble
de l'ouvrage, il en est l'aspect le plus spécifiquement
« Fluxus » par la connivence implicite qu'il requiert :
brièveté, intensité, dépersonnalisation, discrétion,
efficacité ; c'est net et sans bavure et ne se révèle
qu'à ceux qui veulent le voir, déployant «
l'importance de sa non-importance » pour reprendre l'expression
d'Allan Kaprow à propos de Fluxus
(2).
Ainsi, dans cette retenue pleine d'humour, toute sa
vision de l'art se manifeste : un humour inimitable,
qui semble toucher sa cible par inadvertance quand
chaque mot, chaque geste, est pesé, calibré,
concentré pour produire un effet maximal, servi par
la typographie reconnaissable entre toutes qu'il obtient en modifiant les caractères de sa machine à
écrire IBM. Comme le dit un encart dans
Valise ÉtranglE, la revue Fluxus que publiaient Maciunas
et Brecht : «
L'événement (3) est ce qu'il est en raison de l'unification en son sein d'une multiplicité de relations (4). »
Cette multiplicité en fait la richesse même dès lors
qu'on prend la peine de la relever mais échappe
totalement (fors l'humour qui la teinte
généralement, mais encore cet humour de surface
est-il souvent assez peu dégrossi) si on n'y prend
garde.
En fait, cette petite biographie d'
Aspen Magazine
constitue une excellente porte d'entrée dans l'univers
Fluxus comme dans celui de Maciunas (les deux ne
se superposant pas exactement), en même temps
qu'elle explique une bonne part du brouillage qui
entoure ces deux entités : Maciunas, dans tous les
détails de la conduite de sa vie d'homme, d'artiste
et d'organisateur, a laissé très peu de prise aux
commentateurs. Ses choix, parfois contraires à ses
convictions, sont rarement explicites. La position
de général burlesque de l'avant-garde qu'il s'est lui-même assignée, son refus de s'affirmer comme
artiste, en fait sans doute un des acteurs des néoavant-
gardes tout à la fois les plus ignorés et les plus
reconnus
(5). Volontiers autoritaire, sinon obéi,
la sécheresse de ses choix, la violence croissante de
son humour et l'intransigeance de son caractère
lui attirent de solides inimitiés qu'un refus de se
justifier ne fait rien pour atténuer. Comme dans
ce fameux n° 8 d'
Aspen Magazine, George Maciunas
ne dit rien de lui, il agit. Il ne défend pas ses choix,
il les pose. Ce mutisme délibéré, déplaçant son rôle
vers un actionnisme radical, nous le soustrait en tant
qu'homme et même en tant qu'artiste.
Ce pourquoi, afin de comprendre l'importance
de son travail, il est si essentiel de revenir aux bribes
de textes qu'il a laissées. Quelques déclarations,
quelques rares articles construits, une
correspondance lacunaire et un ensemble
extraordinaire de diagrammes, de fiches, de notes,
où le laconisme est toujours de mise, voilà ce qui
demeure pour rendre justice à l'un des parcours les
plus originaux des années soixante. C'est l'objectif
de cet ouvrage que de restituer un peu de la cohérence d'une pensée dont les formes
et les applications multiples, autant que son aspect
fragmentaire, voire secret, ont largement brouillé
la compréhension. Il s'agit finalement de révéler
l'homme et l'analyste, l'artiste et le stratège, sous
les stratagèmes de dissimulation qu'il n'a cessé de
multiplier.
Plutôt que de présenter une sélection de ses
textes, qui n'offrirait que des éclats par trop
fragmentaires, nous avons préféré proposer, en
le commentant, un manuscrit particulièrement
émouvant que rédigea sa mère peu après la mort
de George Maciunas, à la demande d'une de ses
premières collectionneuses, Jean Brown. Ce texte est
capital, car il permet de restituer à George Maciunas
sa dimension humaine, de fils aimant et d'enfant
prodige, grâce à une perspective où toute la légende
avant-gardiste qui le nimbe habituellement est
réduite à néant par le regard impitoyable que portait
sa mère sur ses activités. Si cette incompréhension
fondamentale peut nous amuser aujourd'hui, elle
n'en constitue pas moins une brèche de taille dans
l'armure du personnage, et une entrée dans son
intimité, dans sa souffrance, dans le chaos de sa vie,
à nulle autre pareille : subitement, Maciunas n'est
plus seulement ce pourfendeur rigide et risible des
compromis, mais aussi un enfant qui a dû se forger
des armes pour survivre dans un environnement
aussi changeant qu'hostile, armes au premier rang
desquelles figurent l'humour cinglant et le rire sardonique dont tous ceux qui l'ont connu
conservent la mémoire vivante, et dont l'observateur
attentif de ses oeuvres constatera combien ils se sont
faits chaque année plus mordants.
1.
Aspen Magazine,
n° 8, in 14 sections Art/Information/Science, Fall-Winter 1970-1971, New York : Phyllis Johnson, 1971. On trouve une autre version, plus courte, de cette biographie dans la
Tulane Drama Review, vol. X, n° 2, hiver 1965.
2. Kaprow utilisa cette expression pour dénigrer Fluxus lors d'un débat radiophonique avec George Brecht surWBAI en mai 1964, et dont des extraits furent publiés dans
ccV TRE, n° 4, New York, Fluxus, janvier 1964.
3. L'événement, ou
Event, est la forme spécifiquement « Fluxus » de l'Art action.
À l'origine, il s'agit d'un concept musical élaboré par Henry Cowell et repris par
John Cage. Les artistes de Fluxus, et en tout premier lieu George Brecht, se sont
saisis de cette notion pour élaborer une forme spécifique de l'Art action, issue du
domaine musical plutôt que théâtral ou pictural comme dans le cas du
happening ou
de la Performance, faite de pièces brèves ou interminables, mais resserrées sur une
action singulière (vider l'eau d'une bouteille dans une autre, monter et démonter
une flûte, faire une salade, crier jusqu'à épuisement des cordes vocales etc.).
4.
Cf.
ccV TRE, n° 4,
op. cit., p. 3.
5. Ce relatif anonymat est en train de se dissiper depuis que Astrit Schmidt-Burkhardt, Thomas Kellein, Owen Smith et moi-même avons commencé à
travailler plus particulièrment sur Maciunas. Il faut également souligner
l'extraordinaire entreprise de collection des époux Silverman et le travail de
publication qu'en fit leur conservateur, l'artiste Jon Hendricks. Enfin, nous
rappelons le magnifique hommage en forme de portrait collectif que constitue
le
Mr. Fluxus d'Emmett Williams (Londres, Thames & Hudson, 1997).