JENS HAANING : TRAVAILLEUR CLANDESTIN (p. 164-168)
Nicolas Bourriaud
Le style suffisait jadis à définir l'identité d'un artiste ; mais l'identité, dans le monde
contemporain, n'est plus guère qu'un code d'accès ou un logo (au mieux) ou un
argument de vente (au pire). Il ne s'agit plus, donc, d'arpenter son territoire de
formes considéré comme une propriété privée. Aujourd'hui, beaucoup d'artistes
procèdent ainsi par une succession de "coups" esthétiques apparemment isolés
les uns des autres : ces opérateurs produisent des expositions qui présentent
souvent une grande disparité formelle, dans la mesure où ils considèrent les
formes comme autant d'outils, plus que comme l'aboutissement de leur travail.
Parmi eux, on pourrait citer
Maurizio Cattelan ou
Gianni Motti, Henrik Plenge
Jakobsen,
Kendell Geers,
Matthieu Laurette,
Christian Jankowsky,
Wim Delvoye, et
enfin Jens Haaning. Leur démarche ne peut pas davantage être qualifiée d'expérimentale
(du moins, ce n'est pas leur particularité) dans la mesure où elle ne
se fonde pas sur l'image d'un laboratoire-atelier. Elle approfondit moins une
problématique (par une démarche verticale, de forage) qu'elle ne se déploie sur
une ligne horizontale où certains éléments récurrents finissent par définir un
univers personnel, c'est-à-dire un outillage spécifique apte à traiter une masse
d'informations tout aussi spécifiques.
En fonction de ce recentrement de l'esthétique vers le mode d'usage des formes,
comment mesurer la qualité des œuvres ainsi produites ? On l'aura compris, il ne
s'agit pas simplement de savoir si "ça marche" ou pas ; beaucoup d'œuvres qui
"fonctionnent bien" s'avèrent désastreuses, ou tout simplement ennuyeuses. La
notion de justesse semble plus convaincante. Ce que l'on appelle par commodité
la "Beauté" d'une œuvre n'étant, le plus souvent, que la traduction en langue
courante d'une impression de justesse qui nous saisit : la forme adéquate pour
véhiculer une vision du monde singulière, une manipulation précise des outils.
Pertinente dans le débat esthétique en cours, pertinente pour l'époque qui la
voit naître. Et possiblement durable, si les divers éléments qui y "tiennent"
ensemble persistent dans leur association, ce qui n'est pas forcément le cas,
comme on s'en persuadera aisément en feuilletant le moindre catalogue
d'exposition des années quatre-vingts.
Les œuvres de Jens Haaning fonctionnent, et en temps réel. Elles appellent notre
participation, non pas d'un point de vue théorique (comme l'impliquait la notion de
"participation" dans les happenings des années cinquante), mais afin de vérifier
l'hypothèse concrète qu'elles matérialisent. Lorsqu'il monte une agence de voyages
à la galerie Chouakri à Berlin, celle-ci délivre des billets d'avion réels ; lorsqu'il
installe un supermarché de produits importés à Fribourg, le public peut véritablement
comparer les prix et acquérir lesdits produits (
Super Discount, 1998). Loin d'une
esthétique de la reconstitution (comme c'était le cas avec
Guillaume Bijl, qui transformait
les lieux d'exposition en figure de trompe-l'oeil), Haaning construit des
structures dont le fonctionnement est l'objet même de sa pratique, au-delà de
toute considération sur la nature de l'art ou du musée. Cette attitude envers le
système de l'art est d'ailleurs emblématique de l'art d'aujourd'hui : tandis que le
lieu d'exposition constituait un médium en soi pour les artistes conceptuels, un lieu
exemplaire à partir duquel il était possible de questionner la société dans son
ensemble, il est aujourd'hui devenu un lieu de production parmi d'autres, un espace
quasiment neutre, puisque l'ensemble des espaces sociaux a été homogénéisé par
l'économie néo-libérale. Pourquoi travailler spécifiquement sur la galerie ou le musée,
puisque ceux-ci ne font qu'appartenir à une chaîne d'espaces interdépendants ?
Il s'agit désormais moins d'analyser ou de critiquer cet espace que d'en situer la
position à l'intérieur de systèmes de production plus vastes, dont les relations doivent
être établies et codifiées par l'artiste lui-même. En résumé, c'est le socius,
(l'ensemble des canaux qui distribuent l'information, les marchandises et les relations
humaines), qui devient pour les artistes de cette génération le véritable lieu de
l'exposition. Le centre d'art ou la galerie sont des cas particuliers qui appartiennent
néanmoins à cet ensemble totalisant que l'on pourrait appeler la place publique.
Pas d'
In situ, des projets
In socius ; pas d'œuvre
site-specific, mais des œuvres
time specific. C'est le cas, par exemple, d'une œuvre de Haaning comme
Untitled(
de Appel — de Gelderse Roos), 2000, pour laquelle l'artiste instaure une liaison
vidéo depuis un Centre d'art vers un hôpital psychiatrique : il ne s'agit pas d'un
modèle d'échanges démagogique, puisque cette connexion est univoque,
transformant une salle d'exposition en spectacle ou en zoo humain. Là où l'on
attendrait un commentaire sur l'institution artistique, c'est sur l'institution
psychiatrique que Haaning nous donne à réfléchir.
La société, telle qu'elle apparaît dans les travaux de Jens Haaning, est un corps
divisé en lobbies, quotas ou communautés. Mais elle représente avant tout un vaste
catalogue de trames narratives qui fonctionne sur le modèle audiovisuel du montage.
Son œuvre pose la question : ce montage dans lequel nous évoluons est-il le seul
possible ? À partir du même matériau (le quotidien), il est toujours possible de réaliser différentes versions de la réalité. Son travail fonctionne ainsi comme un
banc de montage qui réorganise les formes sociales, en produisant des scénarios
alternatifs. Haaning dé-programme et re-programme, suggérant qu'il existe
d'autres usages possibles de l'espace collectif, usages que ses travaux suggèrent
tout en les matérialisant.
L'un de ses modèles privilégiés est la communauté immigrée. Dans n'importe
quelle société, pour une forte partie de la population "nationale", l'immigration
représente une sorte de corps étranger, d'autant plus forte dans l'imaginaire
collectif qu'elle se voit en général privée de toute représentation positive, dénuée
de tout champ d'inscription : un hors-champ par rapport à l'imaginaire social, une
« marge » sans images, si l'on excepte les représentations codées politiquement
par lesquelles on les perçoit le plus souvent. A travers plusieurs travaux, Haaning
a tenté de matérialiser ces collectivités semi-invisibles : par exemple, avec
Turkish
jokes (1994) ou
Arabic Jokes (1996) , pour lesquelles il injecte une langue étrangère
dans le corps de la Cité afin qu'elle assemble autour d'elle ceux qui la pratiquent,
excluant les « autochtones » pour une fois privés de toute possibilité de lecture du
message.
Turkish jokes fonctionne comme ces produits chimique que l'on inocule
dans le corps d'un patient, rendant temporairement visible le réseau de ses veines
sous les rayons X. Rendre visible : des stickers posés sur leur voiture dévoilent la
nationalité des chauffeurs de taxi (
The employees of Taxa + 4 x 35, 2000). Le fait de
permettre à tous les étrangers d'accéder gratuitement à la piscine municipale
renverse la donne des privilèges, mais permet aussi de produire une image de leur
présence (
Foreigners free — Biel swimming pool, 2000). Haaning reproduit
plusieurs fois ce geste entre 1997 et 2000, décrétant la gratuité totale pour les
immigrés dans les musées et centres d'art dans lesquels il est invité, élisant ainsi
un "peuple" qui serait le spectateur idéal de ses travaux : le déraciné en butte au
racisme et à l'incompréhension, le nomade économique produit par l'ultralibéralisme
et la paupérisation du tiers-monde. Plus généralement, le travail de Jens Haaning
pointe le fait que toute œuvre produit non seulement un certain type de comportements,
mais également une micro-communauté de regardeurs.
Ma'lesh (2000)
sera ainsi perçu comme une élégante lightbox noir et blanc par son spectateur
occidental ; celui qui peut lire l'arabe y verra un étrange signe de connivence :
"who cares?".
Le travail de Haaning s'inscrit dans le cadre théorique de l'esthétique relationnelle,
dans la mesure où il évolue dans le champ de l'interhumain, producteur de socialités
et de négociations, avant toute autre considération esthétique. Mais ce qui est saillant,
c'est que Haaning ne considère pas l'univers des relations humaines comme un espace angélique, c'est le moins qu'on puisse dire. Loin de certaines caricatures
socio-culturelles et pleines de bonne volonté auxquelles on réduit trop souvent les
pratiques « relationnelles », Haaning prend en compte les contradictions et la
violence de l'espace social, allant même parfois jusqu'à les mettre en scène à
travers des situations insoutenables : c'est le cas lorsqu'il monte une équipe de
travailleurs dans le but de construire des armes de combat (Weapon production,
1995), mais aussi, plus subtilement, lorsqu'il propose de transformer en camp de
vacances une usine en faillite située à proximité d'un ancien camp de concentration
(
Das Faserstoff projekt, 1998). Nazisme, taylorisme, industrie du loisir : une même
racine ? Toute communauté n'est pas bonne.
L'échange, ou plutôt la substitution, est l'une des figures dominantes de cette
pratique de mise en relations forcée : ainsi un tube de néon provenant d'un espace
d'expositions danois se retrouve-t-il installé au plafond du Luther King food store
à Houston, Texas (
Copenhagen-Texas (Light Bulb Exchange), 1999). Ou une chaise
de la galerie Wallner est échangée avec une autre appartenant au
Klub Diplomat,
un lieu pour les étrangers à Copenhague. Les objets usuels ainsi déplacés fonctionnent
comme l'inverse d'un readymade : l'objet manufacturé ne change pas de statut,
mais matérialise un jumelage ; il lie entre eux deux lieux, créant ainsi un espace qui
est la forme même du travail. Cette forme très particulière (un espace entre deux
places, un va-et-vient entre deux situations), s'avère par ailleurs très importante
dans nombre d'œuvres contemporaines : Rirkrit Tiravanija recrée les dimensions
de son appartement new yorkais à la Kunstverein de Cologne, Maurizio Cattelan
expose à la fondation De Appel les produits d'un cambriolage réalisé à quelques
dizaines de mètres de là, Pierre Huyghe travaille sur la distance qui sépare une
expérience vécue d'une fiction hollywoodienne... L'art actuel évolue sur la ligne
d'un espace frontalier, dont Haaning est l'un des plus obstinés explorateurs.
Matthieu Laurette, lorsqu'il se propose de devenir citoyen d'un paradis fiscal, pose un
problème qui n'est pas éloigné de la pièce de Haaning,
Danish passport (1997),
constituée par le passeport de l'artiste mis sous verre : tous deux entérinent l'idée
que nous vivons dans un espace de marchandises, dans lequel la nationalité n'est
qu'une possession parmi d'autres — c'est-à-dire monnayable.
Cette manière d'incruster de l'humain dans des structures abstraites est certainement
la figure centrale des activités de Jens Haaning. L'espace de l'échange est bel
et bien le lieu, la forme de celles-ci, mais il s'agit le plus souvent d'une substitution
ouvertement affichée, qui met en évidence des codes normatifs (ethniques, sociaux,
esthétiques) : Ainsi son
Refugee calendar est-il un calendrier analogue à n'importe
quel autre, qui se contente de substituer les images habituelles du désir à celles
que l'on refuse de regarder en face, celles de l'étranger qui habite à quelques rues de la mienne, "en situation irrégulière", comme on le dit des sans-papiers, des
travailleurs clandestins, des familles ou des individus parqués dans des camps de
transit. Cette "situation irrégulière" est aussi celle que revendique l'artiste dans le
champ de l'art contemporain : le travail dans les caves de l'esthétique.