Préface
Esthétiser la démocratie
Paul Ardenne
(p. 9-11)
L'étude de Jean-Paul Fourmentraux a deux mérites.
D'une part, elle rend compte de pratiques nouvelles, dynamiques,
négociées, en matière de commande publique
artistique ; elle indique d'autre part que la démarche du
sociologue gagne à se faire humaniste et humble plutôt que
statisticienne et arrogante. Parfois, il faut convenir que la
spécialisation disciplinaire n'a pas que des avantages, et
qu'il s'agit d'assouplir la méthode, voire de l'amender.
L'aventure des
Nouveaux Commanditaires dont nous
entretient ce volume est exemplaire. De quoi s'agit-il ? Telle
collectivité de personnes, élargie ou non (municipalité,
corps de métier…), envisage l'établissement d'une œuvre
d'art en rapport avec son identité ou avec un besoin ponctuel
d'esthétisation. Passer commande à un artiste est compliqué :
à qui ?, avec quelle garantie de qualité, de contextualité,
de concordance par rapport au projet ? Lorsqu'il impulse
en 1991, avec la fondation de France, les
Nouveaux Commanditaires,
François Hers entend proposer en la
matière une réponse à la fois circonstanciée et qualitative.
Circonstanciée : se proposant comme intermédiaires, les
Nouveaux Commanditaires, pour chaque sollicitation, proposent
au demandeur d'une réalisation artistique l'artiste
a priori le plus à même de « coller » au désir d'œuvre de ce
dernier. Qualitative : tel que l'y engagent les
Nouveaux Commanditaires, l'artiste, descendant de son piédestal, va
devoir traiter d'égal à égal avec la collectivité pour laquelle
il crée, il engage le processus d'une « expérience » à la fois
poétique, esthétique et socialisée. Dans ce cas, l'on n'impose
pas, l'on « instaure » l'œuvre d'art. Celle-ci n'est pas
un objet autotélique dont il faut accepter la forme, viendrait-
elle contredire l'attente ; elle n'est pas plus un objet se pliant de façon servile et complaisante à la demande.
Entre les deux, plutôt, elle figure et incarne l'équivalent
plastique et symbolique d'une relation. L'artiste, au fil du
projet, travaille avec son commanditaire, il échange avec
lui et inversement, il opère
in situ et de manière contextuelle,
en écartant tout solipsisme et toute autonomie.
La question de l'esthétisation de la politique, au
XXe siècle, a fait l'objet de débats passionnés. Comment,
artiste, créer en accord avec les aspirations d'un groupe
solidaire, d'un peuple, d'une nation, d'un État ? Quoi privilégier
– style, matière, « récit » ? Les options sont multiples,
entre l'art régi par le démagogue, de nature
propagandiste, et le complet laisser-aller, validant à l'excès
l'individualisme. S'agissant des régimes totalitaires, la
réponse à donner à l'esthétisation du « politique » est
aisée, et n'a nullement à s'encombrer des atermoiements
des démocrates : faire se décalquer programme artistique et
mise en valeur grandiloquente de mythes et de valeurs
fétiches clairement répertoriés. Mais pour une démocratie
? L'avènement, avec le XIXe siècle, de l'âge démocratique
moderne verra ainsi advenir différents types de
formalisations artistiques non forcément concordantes,
l'une, traditionnelle, cultivant volontiers l'allégorie
(Daumier), l'autre, moderniste, le réalisme (
Courbet). Ce
schéma, bientôt, déçoit de façon légitime: trop restrictif, trop
loin de la création plastique la plus innovante. Jamais assez
proche du citoyen, aussi. Il y a sans doute mieux à faire.
L'action des
Nouveaux Commanditaires s'inscrit dans ce
processus de réévaluation typologique et symbolique de l'art
«démocratique», au nom d'un principe simple, au demeurant,
le «faire ensemble». Artiste, citoyen, les deux chevilles
ouvrières de la démocratie en charge de se donner et de
peaufiner son être esthétique.
Jean-Paul Fourmentraux, au fil de pages très documentées,
montre avec patience comment peut naître un art authentiquement « démocratique », qui soit le fruit d'une
intention artistique croisée avec les impératifs de symbolisation
d'une collectivité donnée. Le sociologue qu'il est,
versé à cette observation, se fait attentif, il s'installe dans le
retrait, il observe en entomologiste l'artiste travailler le
collectif et le collectif travailler l'artiste. La dialectique
créatrice dont il rend compte et qu'il met sous nos yeux,
reposant sur une circulation de la parole et de la forme
plastique, c'est celle-là même de la démocratie créant ses
images selon un processus d'échange et d'appropriation,
dans l'éviction de toute contrainte, de façon solidaire avec
l'artiste. Pour Jean-Paul Fourmentraux, plus question dès
lors de prétexter de rapports conditionnés ou systématisés
par l'
habitus pour étayer une thèse programmée d'avance.
En effet, tout est plus fluide, comme l'induit la négociation,
l'expression du libre point de vue, par le commanditaire,
sur l'œuvre d'art, et inversement, de l'artiste sur la nature
explicite de la demande d'esthétisation à laquelle il est convié
à répondre. car il faut, en l'occurrence, dire le travail du
temps, de la négociation, de la décision.
Dit autrement, il faut consentir à la sociologie forcément
modeste mais tactile de l'immersion – à l'image, en
somme, de l'art promu par les
Nouveaux Commanditaires,
en osmose maximale avec le champ social.