Oswald de Andrade
Manifeste anthropophage
(extrait, p. 14-15)
Seule l'anthropophagie nous unit. Socialement.
Economiquement. Philosophiquement.
Unique loi du monde. Expression masquée de tous les
individualismes, de tous les collectivismes.
De toutes les religions. De tous les traités de paix.
Tupi, or not tupi that is the question (1).
Contre toutes les catéchèses. Et contre la mère des Gracques
(2).
Seul m'intéresse ce qui n'est pas mien. Loi de l'homme.
Loi de l'anthropophage.
Nous sommes fatigués de toutes les tragédies mettant en scène
des époux catholiques soupçonneux.
Freud en a fini avec l'énigme femme et autres épouvantails
de la psychologie livresque.
L'obstacle à la vérité, c'était le vêtement, l'imperméable entre
le monde extérieur et le monde intérieur.
Réagir contre l'homme vêtu.
Le cinéma américain le montrera.
Fils du soleil, mère des vivants. Enfants trouvés et aimés
férocement, avec toute l'hypocrisie de la nostalgie par les
immigrés, par les trafiqués et par les touristes.
Dans le pays du Grand Serpent
(3).
(1) Les Tupi ont emprunté leur nom au
langage qu'ils parlent, le tupi. Les Tupi
étaient à l'origine sept tribus différentes.
Au moment de la conquête, les Tupis
étaient divisés en trois sous-groupes : les
Tupinamba et les Guarani, dispersés le
long de la côte atlantique et sur la partie
de l'intérieur qui s'étend de l'embouchure
de l'Amazone au Río de La Plata ; les
tribus localisées le long du Tocantins et
du Xingu ; enfin, les tribus qui habitaient
dans la région du Tapajoz et du Madeira.
Les Tupi du cours supérieur de l'Amazone
étaient liés culturellement à la région de
la Montaña. Les Tupis disparurent de
la plupart des terres qu'ils occupaient
au moment du premier contact avec
les Européens. Excellents guerriers, ils
respectent la terre. Ils furent réticents aux
colons, refusant d'être leurs esclaves. Au
sujet du rituel anthropophage, le célèbre
anthropologue Darcy Ribeiro note
dans ses
Carnets indiens les principaux
éléments des cérémonies : «le maintien
en captivité du prisonnier pendant un
certain temps, son exécution la nuit avec
une massue, le dépeçage, la cuisson, le
banquet. (...) Une communauté entière,
nombreuse, mange le prisonnier. Si
elle le considérait comme un simple
aliment, ce serait du cannibalisme. Mais,
en fait, il s'agit d'une anthropophagie
rituelle: on mange des héros au cours
d'une cérémonie pour incorporer leur
courage» (éd. Plon, 2002, pp528-529).
Les Européens les persécutèrent parce
qu'ils étaient anthropophages et non
enclins au christianisme. Les langues
tupi ont influencé le vocabulaire des
populations brésiliennes et le guarani est
devenu l'une des deux langues parlées
au Paraguay. Leurs descendants en tant
que tribus survivent aujourd'hui dans
les forêts tropicales menacées du Brésil.
Ils ne sont plus qu'un nombre infime
en comparaison du million estimé
de l'ensemble des tribus et groupes
apparentés au moment de l'arrivée des
Européens.
(2) Cornelia est la mère de Tibérius
Sempronius Gracchus et Caius
Sempronius Gracchus, tous deux tribuns
de la plèbe, à Rome, au 2e siècle avant JC,
ils sont surnommés les Gracques. Seconde
fille de Scipion l'Africain, elle est la femme
de Tiberius Sempornius Gracchus. Pline
l'ancien écrit dans son
histoire naturelle (VII, 15) : « Quelques unes naissent
avec les parties sexuelles fermées, c'est
d'un augure funeste : Cornélie, mère des
Gracques en est la preuve ». En effet, si
elle eut douze enfants, dix périrent de
son vivant. Cornelia est connu pour sa
dévotion à ses enfants et pour sa fidélité,
après la mort de son mari elle refusa de se
remarier et se consacra à l'étude.
(3) Le Grand serpent ou
Cobra grande est l'esprit des eaux, il fait chavirer les
bâteaux, il revêt parfois la forme d'un
vaisseau fantôme. Raul Bopp (1898-
1984), qui compte avec Oswald de
Andrade parmi les plus avant-gardistes du
modernisme brésilien s'inspira de cette
figure dans un long poème
Cobra Narato (Éditions MeMo, 2005, pour la traduction
française).
Anthropophagie zombie
Suely Rolnik
(extrait, p. 13-15)
Scène 1.
Les Indiens Caeté dansent autour d'un chaudron où,
sur un feu crépitant, ils font cuire le corps dépecé du premier
évêque du Brésil. L'évêque Sardinha avait fait naufrage en
arrivant sur la terre récemment conquise, où il était venu avec
pour mission d'entreprendre la catéchèse de la population
indigène au nom de l'Église portugaise. Les Indiens le
dévorent avec les quatre-vingt-dix membres de l'équipage qui
l'accompagnaient
(1). Tel est l'épisode fondateur de l'histoire de
la catéchèse au Brésil, entreprise qui visait à établir des bases
subjectives et culturelles en vue de la colonisation du pays.
Scène 2.
Hans Staden, un aventurier allemand, est capturé
par les Indiens Tupinambá, qui se préparent à le tuer et à le
dévorer dans un banquet collectif rituel
(2). Mais, au moment
venu, les indigènes décident de renoncer au festin : ils sentent
que manque à cette chair le goût de la bravoure. La lâcheté
évidente de cet étranger aurait éloigné le désir de le savourer
et, cette fois, l'appétit anthropophage ne peut être rassasié. La narration de cette aventure, rapportée par Staden, fonde la
littérature de voyage du Brésil colonial.
Telles sont les deux événements les plus célèbres concernant
le banquet anthropophage pratiqué par les indigènes avec
les Européens qui venaient explorer leurs mondes. Dans
l'imaginaire des Brésiliens, ils sont comme les deux facettes
de l'un des mythes fondateurs du pays concernant la politique
de relation à l'autre et à sa culture, à l'autre envisagé comme
prédateur de leurs ressources – qu'elles soient matérielles,
culturelles ou subjectives (force de travail).
Pourquoi deux scènes distinctes ? Nous pouvons supposer que
la différence entre ces deux types de réactions des Indiens face à
l'explorateur nous donne une clé pour entendre leur politique
de la relation à l'autre. Selon la légende, dévorer l'évêque
Sardinha et son équipage leur permettrait de s'approprier la
puissance du colonisateur, en alimentant leur valeur guerrière.
Tandis que ne pas manger Hans Staden les empêcherait d'être
contaminés par la lâcheté de cet étranger. Mais qu'entendre
par lâcheté dans ce cas particulier ? Il y avait probablement
dans le corps de cet étranger une vibration qui transmettait
un désir d'extraire des Indiens une image idéalisée de l'autre,
afin d'alimenter ses illusions métaphysiques et d'apaiser son
malaise et sa culpabilité. Une vision du monde qui avait pour
base l'évitement de la confrontation avec la violence de sa place
de colonisateur oppresseur face au colonisé, mais aussi avec
celle de la déterritorialisation de son image de soi, à laquelle
cette rencontre conduirait nécessairement. En d'autres termes, manquait à cet Allemand le courage d'affirmer sa propre
puissance.
Dans les années 1920, ce mythe fut réactivé par les avant-gardes
modernistes de São Paulo et prit une place prédominante dans
l'imaginaire culturel. La littéralité de l'acte de dévorer pratiqué
par les Indiens fut extrapolée. Ce Mouvement Anthropophage
(3)
adopta la formule éthique de la relation à l'autre et à sa culture,
ritualisée à travers ces pratiques, et la transféra à la société
brésilienne dans son tout. Cette formule éthique serait, selon les
thèses anthropophages, une politique dominante de résistance
et de création dans la subjectivité du pays, politique que le
Mouvement Anthropophage proposait d'assumer comme
valeur. Quels sont les éléments constitutifs de cette formule ?
L'autre doit être dévoré ou abandonné. Ce n'est pas n'importe
quel autre que l'on dévore. Le choix dépend de l'évaluation de
la manière dont sa présence affecte le corps dans sa puissance
vitale : la règle consiste à s'éloigner de ceux qui l'affaiblissent et
à s'approcher de ceux qui la fortifient. Lorsque la décision est
en faveur du rapprochement, la règle consiste à se permettre
d'être affecté le plus physiquement possible : assimiler l'autre
dans sa propre puissance vitale, en l'absorbant dans son corps,
de telle manière que les particules de sa différence admirée et
désirée soient incorporées à la chimie de l'âme, et stimulent
ainsi le raffinement, l'expansion et le devenir de soi-même.
(1) Nossa Senhora da Ajuda, le bateau qui apportait l'évêque Pedro Fernandes de Sardinha et un équipage de 90 hommes, a été coulé près de Coruripe (aujourd'hui dans l'État de Alagoas), le 16 juin
1556. Par vengeance, les Indiens furent exterminés au long de cinq années de batailles sanglantes,
conduites par le gouvernement portugais avec l'appui de l'Église. En dépit des versions divergentes
concernant le cours réel des événements, la thèse du « banquet » est étayée par des documents
historiques, dont des lettres écrites par des jésuites de l'époque.
(2) Hans Staden (1527-1578) alla deux fois au Brésil, en 1548 et 1555, et fit naufrage sur la côte
de Itanhaém (actuellement dans l'État de São Paulo). Capturé par les Indiens, il resta prisonnier
neuf mois et finit par être libéré par les natifs eux-mêmes qui décidèrent de ne pas le dévorer. Il
devint célèbre pour son compte rendu de voyage au Brésil au début de la colonisation, publié en
1557 sous le titre
Wahrhaftige Historia. Mélange de fiction et de narration de la vie quotidienne,
illustré de gravures, son livre eut une influence notoire sur les écrivains voyageurs au long des XVIe
et XVIIe siècles du Brésil colonial. Il est considéré comme le fondateur de ce genre littéraire et, donc,
de la figure de l'homme des tropiques comme « sauvage exotique », qui a marqué l'imaginaire du
colonisateur européen.
(3) Le Mouvement Anthropophage fut un aspect important de l'art brésilien des années 20. Avec
sa base dadaïste transfigurée et sa pratique constructiviste, il s'est distingué au sein du contexte
international du modernisme, bien qu'il soit peu connu hors du Brésil.