Marnie Is Not A Bunny Nor A Dummy (A Western Song)
Stéphanie Moisdon
(extrait, p. 16)
On pourrait dire que les films de Marnie Weber sont comme
tombés du ciel. Littéralement, pour rejoindre la terre, la neige et
l'eau, les éléments, la nature sauvage et primitive comme seuls
les pionniers de l'Ouest américain savaient la voir.
Au-delà de toutes les qualités « objectives » que l'on peut attribuer
à une œuvre, certaines d'entre elles méritent en plus une
« adhésion » totale. Quiconque ne souscrit pas à un univers
aussi singulier que celui de Marnie Weber aura du mal à en
comprendre la mécanique, à en apprécier les inventions. De la
même manière que les films de David Lynch nécessitent une
identification immédiate avec les personnages, le paysage et son
théâtre surnaturel.
Si l'on n'est pas sensible à l'univers surréalisant de Marnie
Weber, à sa croyance en l'imaginaire, il est fort probable que
l'on n'adhère absolument pas à son projet. Mais sans doute notre
époque est-elle devenue trop cynique pour accepter qu'il puisse
encore exister des individus qui placent la croyance, l'esprit, la
vie au-dessus de tout, jusqu'à la mort.
Chaque pièce de l' œuvre de Marnie Weber, collages, musique,
sculptures, performances, films, est comme une page arrachée
à sa propre histoire et à celle des grands espaces de l'Amérique,
au journal intime d'un territoire poétisé. Un monde sauvage
qui renvoie à l'atmosphère romantique des expressionnistes
allemands et à la mythologie du Far West dans la tradition
picturale du XIXe. Un monde hanté par des créatures, poupées,
ventriloques et chimères, par des fantômes de jeunes filles, les
Spirit Girls, Ophélies naturalisées qui flottent à la surface des
eaux et de nos écrans d'adolescence.
Contrairement à ce que le côté « intimiste » de l'affaire pourrait
laisser suggérer, nous ne sommes jamais dans un univers
psychologique mais dans celui de la pure présence au monde.
Comme si Marnie Weber était la dernière des femmes, des
artistes « primitives ».
Car il y a beaucoup à voir dans sa filmographie avec le cinéma
des premiers temps. La qualité du silence (pour ne pas dire du
muet), la granulosité du super 8, les contrastes de lumières, de
textures, de couleurs, les blancs presque calcinés des paysages
de neige donnent cette impression toujours renouvelée de
« première fois », comme si la caméra saisissait alors une vérité
des êtres complètement nue, hors de tout contexte narratif,
historique ou sociologique.
Il n'y a pas à proprement parler de hiérarchie ou de principe
d'ordre entre les différentes pratiques plastiques et visuelles
de Marnie Weber mais une histoire commune qui relie toutes
ces pratiques. Cette histoire est la base d'une approche plus globale, qui lui permet de créer une sorte de toile, de système
de communication cohérent et intériorisé. Dans ce système, les
Spirit Girls communiquent avec d'autres personnages issus des
performances et des collages. Elles sont à la fois les médiums et
les esprits qui renaissent de ces différents mondes. À l'origine,
les Spirit Girls forment un groupe de musique composé de cinq
adolescentes qui meurent tragiquement dans les années 70 et
reviennent sur terre pour délivrer leur message d'émancipation.
Dès le premier épisode en 2005 (
Songs that Never Die) on voit
combien les Spirit Girls sont des « figures » de médiation et de
transgression, au sens où l'entendait le structuraliste et folkloriste
Vladimir Propp. Elles ne se définissent pas pour ce qu'elles sont
mais par ce qu'elles font, actions mystérieuses, irrationnelles
qui ont la fonction de porter le récit vers un ailleurs, un autre
décor, d'autres genres et codes narratifs, de la comédie musicale
au western au conte fantastique. A travers la figure passante des
Spirit Girls, il s'agit de mettre en scène tout un univers fantasmé,
fétichisé, perverti où l'on assiste à d'obscurs phénomènes de
(dé)possession et de désincarnation. Phénomènes qui excèdent
tous les énoncés précédents quand apparaissent les poupées
ventriloques du troisième chapitre « The Sea of Silence » en
2009, instruments par lesquels les Spirit Girls entendent jouer et
rentrer en relation avec le monde.
Ainsi il ne s'agit jamais de « reconstituer » une histoire mais de
saisir, au présent, ce qui pourrait évoquer des récits plus anciens,
fables et mythes qui appartiennent à un fonds commun. Du Petit
Chaperon Rouge aux féeries d'Esther Williams, les évocations
sont nombreuses, avec ce flou temporel où naviguent les êtres,
entre les années héroïques de la conquête de l'Ouest et celles
des studios d'Hollywood, des parades animalières de cirques
ambulants aux folies de Ziegfield.
Dès ses premiers collages et essais filmiques, Marnie Weber
traduit une sorte de lyrisme cosmique qui va s'épanouir dans
les films ultérieurs, n'hésitant pas à mettre en relation le petit
et l'immense, l'ancien et le moderne, l'humain et l'animal, le
trivial et le grandiose. C'est ce lyrisme réactualisé, influencé
par l'atmosphère des années 90 (une conception de la culture
déhiérarchisée) qui transfigure cette œuvre sombre, confuse, en
même temps folle et généreuse.
(...)