L'artiste dévoile des axes de lectures pas forcément visibles du théoricien
Louis Ucciani (1)
(extrait, p. 207-212)
Entre le portrait réalisé par Gigoux, les bustes de Ottin et la fleur de
Fourier, s'étale ce que l'on peut désigner l'art fouriériste. À savoir donc
une représentation fidèle du maître penseur, réalisée à partir du masque
mortuaire, pour Ottin et, pour Gigoux, un portrait en pied teinté de
romantisme et de réalisme, qui fait écrire à un critique de l'époque que
le traitement renvoie à quelque chose qu'on ne voit plus depuis Tintoret
et Véronèse. Il n'en demeure que le traitement de Fourier à partir du
portrait sera une des lignes de force de l'appropriation de Fourier par
les artistes de
Filliou à Messagier. Là où
Filliou utilise la reproduction
photographique d'une gravure d'époque, Messagier interprète et
transfigure sous son stylet de graveur. Arroyo prolonge le même type
d'accroche. Et quand renaissent en France les études fouriéristes, à
partir de la revue
Luvah (1989) sur une idée éditoriale de Jean-Jacques
Hasquenoph, poète, philosophe et photographe, et des
Cahiers Charles Fourier, Gilles Touyard entreprend une série consacrée au
penseur en produisant notamment deux portraits à l'encre et au fusain.
Cependant cette centralité du portrait est très vite combinée à une
« lecture » du fouriérisme qui donne chez Arroyo une fresque étonnante,
combinant images sacrées détournées, chez Touyard des jeux de socles
et d'architectures phalanstériennes et chez
Filliou une construction
théorique jusqu'à la
république géniale, et une variation en vidéo.
Car évidemment si le portrait renvoie à une identification immédiate,
c'est un autre versant qui se développe autour de l'interprétation du
fouriérisme. Le pionnier en est Papety et son fameux
Rêve de
Bonheur (1843), mais aussi la fresque du Palais Renai (1851)
(2) et peutêtre
l'influence sur l'
Atelier du peintre (1855) de
Courbet (3). Dans ces
perspectives, un glissement se réalise de la personne, emblématique
de sa propre œuvre, à la tentative de mise en image de la théorie ; le
troisième sera l'allégorie, c'est-à-dire l'utilisation d'un élément
immédiatement reconnaissable.
Ce qui devient immédiatement évident dans le traitement que cela
suscite, c'est quelque chose qui aurait à voir avec la démesure. Tout se
passe comme si l'artiste reconnaissait intuitivement que ce que suscite
Fourier est de ce registre. Que l'on soit sur la ligne ouverte par Papety,
dans sa fresque sur toile ou par Sabatier, qui lui commande celle du
palais Renai, c'est cela qui s'impose l'accumulation de symboles qui
peut conduire à une certaine démesure de la référence et de
l'interprétation. Celle-ci est pensée dans le traitement contemporain.
Réfléchissant à un projet d'hommage,
Gérard Collin-Thiébaut répond
immédiatement par deux propositions, la première envisage le
fourmillement phalanstérien dans le projet d'annexer sous la bannière
fouriériste les voiturettes de nettoyage de sa ville de naissance.
La seconde troque à la prolifération l'immensité du monde, un puits à
Besançon, sa réplique aux antipodes. Cette sensation de la
transcontinentalité évidente est de même dans le projet initial de
Svetlana Heger (2002). Elle proposait en effet et de même une réplique
de « sa »
Céladonie sur le continent américain. En ce sens encore le
texte qui occupe le « cube » de
Liam Gillick est exemplaire. On ne peut
penser un monument à Charles Fourier que dans cette perspective du
débord et de l'écoulement hors de ou à partir de. Cette logique du
commencement qui à la fois origine une temporalité et ouvre à la
maximisation de l'espace est l'axe du traitement contemporain. Ce que
Gillick suggère et pose par le texte,
Franck Scurti le figure dans le
planisphère, tout comme Elsa Maillot qui là où
Gillick pose et pense
l'imagination poétique en moteur, insiste sur la puissance
multiplicatrice. La motorisation de la prolifération qui est effectivement
un des centres du fouriérisme théorique, à savoir comment se constitue
et se maintient le multiple ?, est effectivement le point d'ancrage. C'est
elle que mettent en scène la démarche chorégraphique de
Jennifer Lacey, ou la dérive
situationniste. Dans cette perspective l'art
d'aujourd'hui omet la dimension politique de la multiplication, pour lui
substituer une désincarnation et une choséification. Seul
Liam Gillick,
formé au
situationnisme, perçoit l'enjeu. Sa construction qui peut-être
lue comme la mise en relation de deux mondes, celui qui relèverait,
miroir du nôtre, d'un légo et celui à conquérir à partir d'un texte. Ou, à
l'inverse la construction sur le mode de la rêverie enfantine d'un monde
d'où est possible la conquête politico-poétique de notre monde. Subsiste
l'interface à savoir le texte mode d'emploi de l'errance multiplicatrice.
Ce que re-découvre ici
Liam Gillick c'est le moment initial de la critique
marxiste du fouriérisme qui ouvrait au délaissement de l'utopie
poétique, pour ramener au premier plan que ce qui a été abandonné
mériterait, après les années d'expérimentation diverses et souvent
tragiques. La prise en compte politique du fouriérisme par les artistes
s'inscrit dans le prolongement de ce que Ottin, Papety et Sabatier
avaient entrepris, engagés qu'ils étaient dans le mouvement fouriériste.
C'est avec Breton (
Ode à Charles Fourier) et surtout Debord et
Filliou que la dimension politique réapparaît et s'impose. Si
Filliou construira sa démarche artistique autour d'une économie poétique qu'il
rattache explicitement à Fourier, Debord entre cinéma et œuvre
philosophique produit ses directives sur tableau en reprenant ce que
serait l'écho de Fourier dans le monde de la modernité contemporaine.
Filliou et Debord ont placé l'idéal politique de la subversion au
centre de leur fouriérisme esthétique qui ne peut se lire qu'en relation
avec une production théorique et une pratique « révolutionnaire ».
Cependant la dynamique qui se génère autour de la question du désir,
comme le montre le très tardif
Nouveau monde amoureux, n'est
réellement prise en compte que par Debord dans sa dimension politique.
C'est sur un autre versant qu'un autre philosophe-artiste,
Pierre Klossowski, l'abordera. En privilégiant l'approche ontologique,
Klossowski trace à la fois dans sa philosophie (Sade et Fourier), dans
son œuvre de fiction (Roberte) et dans son travail plastique, les contours
d'une accroche, au plus profond de l'individu de la dynamique du
plaisir. On en retiendra la mise en scène de la manie et la présence
récurrente de l'animal en la figure du cerf. Klossowski, qui est à n'en
point douter, l'artiste contemporain qui a, au plus près, lu Fourier,
engage vers la troisième approche. Celle-ci s'appuie sur la reprise
d'une figure qui devient emblématique. C'est le cas de
Filliou et de
Scurti avec la pomme. Reprenant la théorie fouriériste des hiéroglyphes
combinée à l'analogie comme méthode d'investigation, les artistes
perçoivent avec une précision réelle le parti plastique qu'ils peuvent
en tirer. C'est le cas de Swetlana Heger qui isole dans le corpus
fouriériste le terme
Céladonie et en fait la marque emblématique
de Fourier. Le choix opéré par l'artiste retrouve certes un des
fondamentaux en ce que cela renvoie à un des descripteurs de l'amour.
Mais surtout cela qualifie une forme d'amour impossible en
Civilisation (notre monde) et fondamental en
Harmonie (le monde
à construire). En ce sens en faire un emblème renvoie à ce monde à
construire. Qu'il apparaisse dans la proposition de Swetlana Heger
sous la forme d'une enseigne lumineuse fait jouer trois niveaux celui
d'une signalétique vers ce monde où l'on irait, celui d'un rapport
essentiel au texte et finalement celui de l'objet séduisant dont la
brillance renvoie à la fameuse fleur de Fourier. Omniprésente dans
les textes la fleur est, comme par exemple l'oiseau, un des supports de
l'analogie. Fourier voit en elle l'outil de la nature qui favorise l'élévation
de la femme. Il considère d'autre part qu'en Harmonie elle devient le
vecteur d'éducation de l'enfant. La vision de Paul Chan comprend
la dynamique et en fait un motif central de sa fresque animée.
L'inventaire de décès de Fourier rapporte qu'on trouvait au-dessus de
son lit un « dessin dans son cadre de bois doré, prisé 10 francs ».
Dans
la Phalange d'octobre 1837 qui relate la mort de Fourier, on lit
ceci : « Le seul tableau que l'on voyait dans sa chambre représentait une
Couronne impériale, environnée d'un cadre aux initiales C.F.
Ce tableau LUI fut envoyé par une main qui resta toujours inconnue. »
Suit un texte de Fourier introduisant la symbolique qu'il attribuait
à cette fleur : « Voyons le portrait de la noble industrie humiliée : c'est
celle du savant ou artiste.
Il est peint dans une fleur nommée couronne impériale, donnant six
corolles renversées et surmontées (…) d'une touffe de feuillage. Cette
fleur, qui a la forme de vérité (forme triangulaire du lys et de la tulipe),
excite un vif intérêt par l'accessoire de six larmes qui se trouvent au
fond du calice. Chacun s'en étonne ; il semble que la fleur soit dans la
tristesse. Elle baisse la tête et répand de grosses larmes qu'elle tient
cachées sous les étamines. C'est donc l'emblème d'une classe qui gémit
en secret. Cette classe est très industrieuse ; car la fleur porte en
bannière le signe d'industrie, la touffe de feuilles groupées au haut de
la tige, en symbole de la haute et noble industrie des sciences et arts… »
À partir de 1838, la couronne impériale devenue
la fleur de Fourier,
figure dans tous les banquets organisés pour fêter l'anniversaire de
Fourier et cette tradition a perduré tant qu'ont perduré les banquets,
c'est-à-dire jusqu'au XXe siècle. L'épisode a le mérite de poser deux
choses. Tout d'abord que Fourier était attaché à un tableau, et , ensuite,
que ce tableau renvoyait pour lui à une structure de sens. Les deux
représentations contemporaines de Barbara Puthomme (2000) et de
Joël Hubaut (2007) retrouvent cette origine.
Joël Hubaut, dans un dispositif,
qui n'est pas sans rappeler Papety, fait apparaître la sexualisation de
la fleur et de la technique en mettant côte à côte une fleur et un édifice
phalloïde, environnés d'un monde de bulles. Monde à construire dans
la rencontre amoureuse de la nature et de la fécondante technique, la
rencontre de la fleur et de l'outil. Barbara Puthomme « refait » ce
qu'aurait pu être ce dessin peint au-dessus du lit de Fourier et qui a
aujourd'hui disparu. La main de l'artiste retrace le geste de la main
inconnue qui au cœur du XIXe siècle avait séduit Fourier. Un geste sur
papier d'emballage, une fleur pour pauvre.
On touche ici à une des singularités de l'art fouriériste, c'est celle du
relais des fidèles. La fleur de Fourier devient pour les fouriéristes un
emblème, de même que Barbara Puthomme répète un geste, d'autres
répètent le geste de l'hommage des premiers disciples. Quand en mars
1969 des étudiants des beaux-arts de Paris encadrés par les
situationnistes posent une statue de plâtre de Fourier sur le socle vide
de la place Clichy, l'
internationale situationniste qui relate
l'événement note que
L'Aurore, « Pour une fois véridique faisait
remarquer que la chose était notable car « les enragés ne rendent pas
tant d'hommages. » C'est bien sur ce paradoxe de l'hommage que se
noue la relation des
situationnistes à Fourier. Rappelons qu'eux-mêmes
utilisent le terme en inscrivant sur le socle de la place Clichy « En
hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay-Lussac. »
On doit se poser la question du pourquoi d'un tel hommage et de
pourquoi Charles Fourier apparaît-il comme une figure de référence.
(...)
1. Voir du même auteur, sur le même sujet,
Un art fouriériste.
Cahiers Charles Fourier,
2005 ;
La Farce de l'art,
Cahiers Charles Fourier, 2007 ;
La Théorie et son ombre :
notes sur l'esthétique fouriériste, Australian
Journal of French Studies, 3-2006.
2. Voir
Un ciclo decorativo fourierista nella
sede del Consiglio notarile di Firenze.
Edizioni Polistampa, 2004. Où l'on trouve en
italien le texte de François-Xavier Amprimoz
qui a fait connaître cette curiosité.
3. Voir la thèse de Linda Nochlin :
Les politiques de la vision,
éditions Jacqueline Chambon, 1995.