La revue
Front Unique (1955-1960) se présente d'abord sous la forme de six grandes affiches couvertes de textes paraissant pour la première fois en février 1955, à l'occasion d'une exposition personnelle de Jean-Jacques Lebel à Florence. Elle est l'organe d'expression d'un jeune artiste prenant part activement au mouvement fondé en 1924, qu'il connaît intimement depuis l'enfance, puisque son père –
Robert Lebel – partageait l'exil des surréalistes, à New York, durant la seconde guerre mondiale. Les différentes livraisons de cette revue, l'entretien approfondi avec l'artiste, ainsi que les nombreux documents rares ou inédits qui les accompagnent, permettent d'observer comment Jean-Jacques Lebel met en œuvre et élargit, durant cette période et au-delà, certaines des aspirations profondes du programme surréaliste élaboré par ses amis André Breton ou Benjamin Péret.
À travers
Front Unique se dessine en creux un contexte politique et artistique en pleine transformation, à la suite des diverses luttes anti-coloniales et des bouleversements consécutifs au processus de déstalinisation. Au fil des années 50 et 60, le groupe surréaliste est travaillé par des forces antagonistes, entre figement et aspiration au renouveau, ce qui conduit finalement à l'exclusion de Jean-Jacques Lebel devenant une figure artistique majeure, notamment par la diffusion internationale du happening, et la création du festival Polyphonix.
Ce livre raconte la traversée par Jean-Jacques Lebel de ce puissant laboratoire d'idées et d'expériences du surréalisme aux côtés de nombreux autres artistes, poètes ou penseurs qui ont apporté leur contribution à l'une des séries de
Front unique, ou aux manifestations nommées
Anti-Procès qui en sont l'émanation directe.
Figure emblématique d'une génération d'artistes qui a contribué à la « révolution culturelle » dans les années 1960, l'un des principaux « passeurs »
de la
Beat Generation en France, Jean-Jacques Lebel (né en 1936, vit et travaille à Paris) s'est toujours attaché à concilier démarches artistiques et philosophie de vie. Exclu du mouvement
surréaliste avec Alain Jouffroy en 1960, l'ensemble de son parcours notamment plastique se revendique et se marque néanmoins de la pensée de André Breton, du travail de
dadaïstes tel que Max Ernst, et de l'esprit de
Marcel Duchamp.
À ce contexte se greffe également un entourage d'ordre plus philosophique au travers de rencontres dans ces mêmes années avec
Gilles Deleuze, Félix Guattari... Le chemin de Jean-Jacques Lebel croise alors des personnalités artistiques aux activités hétérogènes mais tous enclin à mettre en avant « l'action poétique comme activateur des contradictions de notre société industrielle ». Des rencontres qui conjuguent ainsi poésie, peinture, théâtre, engagement politique dans une série de happenings ou de performances dont Lebel est le premier organisateur en Europe, reprenant par là-même les idées avancées et mises en place par Allan Kaprow à New York. Le happening se veut alors comme un prolongement de l'Action Painting en dehors de la surface plane du tableau, investissant divers espaces et rejoignant les théories d'
Antonin Artaud sur le théâtre. Dans cet esprit et en réaction au climat politique de l'époque, Lebel co-organise avec Alain Jouffroy l'
Anti-Procès en 1960, réunissant des artistes aussi différents que Brauner, Matta,
Dufour,
Rauschenberg,
Tinguely,
Michaux,
Fontana,
Erró,
Fahlström et Lam... dans un mixage de théâtre total, happening, exposition et permettant à chacun d'eux de jouir de « l'absolu liberté de faire ce qu'il voulait » et de devoir « simplement affirmer avec les autres son opposition à la guerre d'Algérie ».
En 1961, il prend l'initiative du Grand Tableau Antifasciste collectif, sequestré par la Questura de Milan pendant 23 ans. Dans la continuité de l'
Anti-Procès, il met en place à partir de 1964 le Festival de la Libre Expression et à partir de 1979 le Festival International de Poésie Directe Polyphonix, mêlant arts plastiques, vidéo, musique, performance, poésie... On retient en 1965 le happening Dechirex de Lebel lors du deuxième Festival de la Libre Expression qui s'est articulé sur le refus de la suprématie de la voiture dans l'espace social : une 4 CV Renault était présente comme « personnage » dans cette manifestation. A la fin du happening, le public s'y est violemment attaqué, la réduisant à presque rien. Le lendemain, l'artiste
Ben est entré les yeux bandés dans la foule agitant une hache de pompier. À l'idée de cette violence, Jean-Jacques Lebel répond : « la violence toute relative de nos soirées contenait toujours de l'ironie, mais il est vrai que le sens de l'humour des uns peut violer la sensibilté des autres ».
Si les activités artistiques de Jean-Jacques Lebel sont reconnues depuis les années 1960 à nos jours dans le champ de la
performance, il n'en demeure pas moins un artiste plasticien revenu « d'exil » dans le monde de l'art et de l'exposition en 1988. Il s'en était retiré 20 ans plus tôt afin de ne pas devenir un artiste domestiqué. Ecriture, collage, peinture, sculpture, installation, action directe sont associés dans les œuvres de Lebel à la
sexualité, à la vie quotidienne, politique et philosophique avec pour fil conducteur de dadaïser la société (
Portrait de Nietzsche, 1961 ;
Portrait de Rauschenberg, 1961 ;
Monument à Félix Guattari, 1995).
Jean-Jacques Lebel est le fils de
Robert Lebel.