Isa Melsheimer : L'espace entre
Camille Morineau
(extrait, p. 7-8)
© Analogues, Camille Morineau
Née en 1968 et vivant à Berlin, Isa Melsheimer appartient
à une génération d'artistes auxquels la maturité permet
de mesurer très exactement la trajectoire – et bien souvent
l'échec – des utopies qui ont accompagné leur adolescence
et leur vie de jeune adulte. Derrière les grands
rêves historiques – des révoltes idéologiques et philosophiques
des années 1960 jusqu'à la chute du Mur de
Berlin – l'histoire ne leur a laissé à déchiffrer que les
ruines d'une époque, presque celles d'une civilisation qui
peinerait encore à se relire. Bâtiments détruits ou voués
à une lente déréliction, mégalopoles en expansion sans
plan d'urbanisme ni identité commune, populations laissées
pour compte au cœur même d'une société de
consommation omniprésente... Il s'agit d'un monde à
l'implosion lente, où les disparités entre riches et pauvres
ne font que se creuser, et où la nature, inexorablement,
court à sa perte sous les mains de l'homme, sommet de
Copenhague nonobstant ou aidant... Ces traces laissées
par l'histoire de leur temps ont la forme de ce qu'elles
révèlent : des témoignages forcément discrets d'une
lente désagrégation des valeurs. Interprètes de ces signes
ambigus, les artistes contemporains soucieux de rendre
compte du présent ne peuvent être que d'humbles prophètes
d'un possible, et très fantastique – au sens où le
récit doit être en partie rêvé – renouveau.
Très représentative de cette génération à l'engagement
social affirmé mais discret, Isa Melsheimer nous apprend
que la faillite des utopies peut coexister avec une nouvelle
forme de romantisme, qu'il est possible de faire du
nouveau avec de l'ancien, et que de multiples niveaux de
lecture sont nécessaires pour décrypter les apparences.
Subtilité, patience, travail de fourmi donnent lieu à des
solutions plastiques extrêmement diverses, où papier et
tissu coexistent avec pierre et verre, le tout petit avec le très grand, la broderie avec l'interprétation d'images
tirées du Web. Où les jeux d'échelles et de matériaux, le
travail manuel et en particulier le dessin, les références
historiques et en particulier littéraires, sont de nouveau
placés au cœur du travail.
Bien souvent, c'est une narration d'un type nouveau –
où le privé se mêle au médiatique, le fantastique à l'historique,
le fictionnel au documentaire – qui sert
d'échappatoire, et offre cette possibilité d'un « autre
monde ». Cet univers parallèle n'a la prétention ni d'être
nouveau ni même d'être forcément meilleur, mais à la
différence de l'ancien il est discret, hybride et foisonnant
; il se développe en creux, avec légèreté, dans les
niches d'une histoire officielle hantée par ses utopies et
ses fantômes.
« Ce n'est pas l'architecture en tant que telle qui m'intéresse
ni les noms des architectes – par exemple Foster
dans le cas du projet de Nîmes – ou même seulement
leur projet. Quand je m'y intéresse, c'est toujours par rapport
à un lieu précis où je dois intervenir. Sinon, plus
généralement, ce sont les espaces non architecturés, les
“entre-deux” et autres espaces intermédiaires, que je
traite dans mon travail »
(1).
1. La plupart des références sont issues d'un long entretien que
j'ai pu avoir avec l'artiste et dont je la remercie ici, ainsi que
Françoise Cohen qui a rendu cette rencontre possible.