Inside
Inside the White Cube
Jérôme Saint-Loubert Bié
(p. 5-8)
© 2009 Jérôme Saint-Loubert Bié, Christoph Keller Editions
et JRP|Ringier Kunstverlag AG, Zurich
Comme en témoignait de manière presque manifeste
– et jusque dans le titre – l'exposition « Un art
de lecteurs », dont Yann Sérandour était commissaire
en 2005 à la galerie Art & Essai de Rennes, les intérêts
de l'artiste reposent essentiellement sur la lecture
et le livre. Cela apparaît clairement dans la présente
édition, à travers la sélection qu'il propose de ses
travaux, lesquels renvoient presque systématiquement
à d'autres publications et, ainsi, à d'autres auteurs
et artistes. C'est pourquoi, lorsque Yann Sérandour et
moi‑même avons commencé à travailler à ce projet,
il nous a semblé naturel de prendre pour point
de départ un ou plusieurs livres afin de les parasiter,
de s'y insérer conformément à la démarche
« interstitielle et mimétique » de Yann Sérandour dont
les projets se développent, selon ses propos, « à partir
d' œuvres, de publications ou de produits existants…».
En outre, cette approche recoupait mes propres
intérêts – que Yann Sérandour partage largement –
pour une appréhension de l'art à travers
des éléments traditionnellement considérés comme
périphériques mais permettant la diffusion de
sa connaissance (catalogues, reproductions, etc.),
pour l'appropriationnisme et les pratiques artistiques
« contextuelles » ainsi que pour les techniques de
reproduction et le processus de fabrication des livres.
Au début de cette collaboration, au printemps 2008,
Yann Sérandour m'informait de la préparation,
par Patricia Falguières, de l'édition en français
de l'ensemble d'essais de Brian O'Doherty, regroupés
sous le titre
Inside the White Cube. The Ideology of
the Gallery Space*. Avant d'être édités sous ce titre,
en 1986, par The Lapis Press, avec une préface
de Thomas McEvilley, les essais de Brian O'Doherty
étaient à l'origine parus dans le magazine
Artforum,
les trois premiers en 1976 et le quatrième en 1981.
En 1999, était publiée chez University of California Press une version sous-titrée
Expanded Edition,
reprenant celle de The Lapis Press et augmentée
du dernier essai. Yann Sérandour souhaitait utiliser
des exemplaires de cette dernière édition pour
une pièce qu'il présenterait au mois de juillet 2008
au Palais de Tokyo (voir page 11).
Coïncidence heureuse, la parution – alors en
préparation – de
White Cube, la version française
d'
Inside the White Cube coéditée par La Maison rouge,
devait paraître chez JRP|Ringier, qui héberge
aussi la collection
Christoph Keller dans
laquelle est publié le présent ouvrage. De notre avis
commun, c'était un point de départ idéal. Au-delà
de la référence et d'un hommage aux textes
de Brian O'Doherty, réflexions incontournables
et considérablement influentes sur les conditions
de production et de réception de l'art, cela nous
permettrait d'évoquer, visuellement et matériellement,
les formes éditoriales successives de cet ensemble
de textes : dans le magazine
Artforum, qui a toujours
conservé, y compris en temps de crise et malgré
son aspect peu économique, le même format carré
de dix pouces et demi de côté – inhabituel pour
un magazine mais, du coup, si caractéristique
de celui-ci ; sous forme de livre, également dans
un format carré mais de plus petites dimensions,
pour les deux éditions américaines dessinées
par Jack W. Stauffacher et utilisant la police
de caractères Méridien du typographe suisse
Adrian Frutiger ; la version française enfin, qui
a été publiée dans une collection au format modeste
et à la française dont la conception graphique est
due au tandem de graphistes suisses no-do.
D'après John Coplans, cofondateur d'
Artforum, qui
se confiait à Paul Cummings dans une interview
de 1975 (
John Coplans Interview, 1975 Apr. 4-1977 Aug. 4, Archives of American Art, Smithsonian Institution),
le choix du format carré par le magazine visait à ne pas
privilégier dans la sélection des reproductions le
format vertical sur le format horizontal, contrairement
à l'usage en vigueur dans les magazines d'art.
En ce qui concerne la mise en pages du livre de
Brian O'Doherty par Jack W. Stauffacher, on peut
facilement imaginer qu'il s'agissait d'utiliser la forme
bidimensionnelle la plus proche du cube mentionné
dans le titre. C'est précisément cette troisième
dimension tronquée que la pièce de Yann Sérandour
évoquée plus haut,
Inside the White Cube (Expanded
Edition), réalisée en 2008, redonnait au livre,
en en multipliant les exemplaires. Peu après,
Yann Sérandour a réalisé une pièce à partir de
la couverture d'un exemplaire d'
Artforum de septembre 1969 sur laquelle apparaissait une œuvre
de Robert Smithson,
First Mirror Displacement
(voir page 55). Le travail de Yann Sérandour comporte
également de très nombreuses références au travail
d'
Edward Ruscha (voir pages 65, 73 et 83) qui, entre
1965 et l'été de cette même année 1969, assurait,
sous le pseudonyme d'Eddie Russia, la maquette
du magazine. Enfin, la forme de la page blanche a été
utilisée par Yann Sérandour dans plusieurs projets :
Pages blanches pour le livre collectif publié en 2006
à l'occasion des neuf ans du Cneai ou Weiss, montré
en 2008 à l'occasion de son exposition à la galerie
gb agency (voir page 17).
Tout en tenant compte du travail de Yann Sérandour
et de son mode opératoire, la conception du présent
livre reprend différents éléments matériels de l'histoire
éditoriale d'
Inside the White Cube qui en constituent
littéralement les différentes strates. La couche
la plus récente – la couche supérieure – est constituée
de reproductions de travaux de Yann Sérandour,
accompagnées de notices rédigées par lui, imprimées
dans une teinte violette (verte pour l'édition anglaise)
et appliquées directement sur la réimpression
à l'identique des feuilles d'imprimerie ayant servi à
produire l'édition française d'
Inside the White Cube.
Mais ces feuilles ont, entre-temps, été recouvertes
de carrés d'encre blanche opaque, reprenant le format des deux éditions américaines du livre (soit 8 pouces
par 8 ou 20,3 x 20,3 cm), les feuilles étant finalement
pliées, reliées et massicotées au format d'
Artforum (soit un carré de 10 pouces et demi de côté ou 26,7 cm).
Le résultat constitue une sorte de palimpseste dont
les précédents états auraient été enfouis, littéralement
recouverts plutôt qu'effacés, mais dont des fragments,
apparemment désordonnés, apparaissent, dans
les marges et par transparence, sous le carré blanc.
Le carré blanc peut, bien sûr, et dans un système
indexical cher à Yann Sérandour, renvoyer à d'autres
formes semblables dans l'histoire de l'art (de
Malévitch
à
Sol LeWitt en passant par Manzoni ou Ryman)
mais constitue, surtout, une nouvelle « page blanche ».
Par endroits, les images qui la remplissent peuvent
déborder dans le « hors-cadre », c'est-à-dire dans les
marges qui l'entourent. Le format laisse apparaître des
éléments d'impression (repères, traits de coupe,
numérotation des cahiers) normalement éliminés au
massicotage, qui sont autant de traces du processus et
donnent au lecteur des indices sur celui-ci.
En d'autres termes, le
format est identique à celui
d'
Artforum dans lequel le premier texte d'
Inside
the White Cube a été initialement publié, la
composition
typographique en Méridien reprend celle de la première
édition du livre par Jack W. Stauffacher et le
support
– y compris le choix des papiers – est celui de
la première édition en français, par no-do, qui est aussi
la dernière en date de ce texte. Ce même principe
est appliqué systématiquement et de façon identique
aux pages intérieures et à la couverture. Tout en citant
graphiquement les différentes éditions d'un texte
particulier, ce processus permet de révéler les étapes
successives de fabrication d'un livre, quel qu'il soit.
Imprimées par groupes sur de grandes feuilles,
les pages d'un livre sont montées en imposition par
cahiers, afin d'obtenir, une fois les feuilles pliées et
les cahiers reliés et massicotés, une séquence correcte
de pages. Dans le livre de Yann Sérandour, les pages
de l'édition française de
White Cube, d'un format
rectangulaire et de dimensions inférieures à
Artforum,
sont ainsi redistribuées, partiellement basculées
et redécoupées dans le format carré final, dont l'imposition est différente. Il est toutefois intéressant
de souligner que ces deux derniers ouvrages (l'édition
française de
White Cube et le livre de Yann Sérandour),
malgré des formats très différents – et si l'on excepte
l'ajout des encres blanche et violette (ou verte) –,
utilisent tous deux la même matière première – mêmes
papiers, encre noire, colle, fil – en quantité identique.
Yann Sérandour a choisi d'ordonner la présentation
de ses projets en relation avec les fragments de textes
et d'images du livre de Brian O'Doherty. Ces traces,
qui apparaissent en noir à l'arrière-plan, pourraient
être qualifiées de « fantômes », pour reprendre le titre
d'une pièce de l'artiste (voir page 62).
Édition fantôme
est également le sous-titre du boîtier édité par
Christophe Daviet-Thery pour abriter l'édition de tête
de ce livre (voir page précédente) et dans lequel
l'absence est incarnée par l'illusion photographique.
Les travaux de Yann Sérandour eux-mêmes sont ici
davantage
évoqués à travers les images monochromes
que
reproduits de façon fidèle : présentés à taille réelle
(échelle 1), parfois de façon partielle, les publications
de l'artiste sont scannées et non photographiées
de manière soignée ; les œuvres et leur contexte
de présentation ne peuvent jamais être totalement
restitués par la photographie – ce que démontre, non
sans humour, la photographie de son exposition au
Palais de Tokyo, diffusée par Yann Sérandour comme
une nouvelle pièce et dans laquelle une partie des
exemplaires constituant l' œuvre photographiée faisait
défaut au moment de la prise de vue (voir page 15).
Les notices explicatives rédigées par l'artiste prennent
alors toute leur importance et semblent plus à
même de documenter son travail dans sa dimension
« conceptuelle ».
Finalement, le présent texte permet de nommer
les auteurs (qu'ils soient critique, artiste, historien,
graphiste, typographe, etc.) et éditeurs dont le travail
est cité ou emprunté dans l'enchevêtrement que
constitue cet ouvrage, de partager avec le lecteur
les choix qui ont conduit au résultat qu'il a entre les
mains – ce qui est il me semble assez rare – et
de décrire par des mots le processus qui a abouti à ce qu'il a sous les yeux. Évoquer dans le livre
sa propre mise en pages permet ici de boucler
la boucle.
* Les différentes éditions d'
Inside the White Cube :
Brian O'Doherty, « Inside the White
Cube: Notes on the Gallery Space »,
Artforum, vol. 14, no 7, mars 1976 ;
« Inside the White Cube:
The Eye and the Spectator »,
Artforum, vol. 14, no 8, avril 1976 ;
« Inside the White Cube: Context as
Content »,
Artforum, vol. 15, no 3,
novembre 1976 ; « The Gallery as
a Gesture »,
Artforum, vol. 14, no 4,
décembre 1981.
Brian O'Doherty,
Inside the White
Cube. The Ideology of the Gallery Space,
Santa Monica, The Lapis Press, 1986.
Brian O'Doherty,
Inside the White
Cube. The Ideology of the Gallery Space.
Expanded Edition, Berkeley,
Los Angeles et Londres, University
of California Press, 1999.
Patricia Falguières (dir.),
Brian O'Doherty, White Cube.
L'espace de la galerie et son idéologie,
Zurich, JRP|Ringier, et Paris,
La Maison rouge, fondation
Antoine de Galbert, 2008.