Didier Semin – Locus Solus, 57. Sublimation des pattes de moineau (extrait, p. 54-60)
La première fois (on me pardonnera d'avoir l'âge des souvenirs)
que j'ai rencontré Patrick Neu, c'était avec Georges Didi-Huberman, en 1996 ; nous
préparions
tous deux une exposition, qui allait s'intituler
L'Empreinte (1), au Centre
Georges-Pompidou. Patrick Neu nous avait été chaleureusement recommandé par
Sarkis,
son ancien professeur à l'école supérieure des arts décoratifs de la ville de Strasbourg.
Je n'avais vu jusque-là qu'une ou deux œuvres, sans m'en faire d'opinion bien précise,
mais le jugement de
Sarkis est sûr, nous lui faisions confiance, et ma curiosité personnelle
avait été supplémentairement piquée par un détail imprévu, d'ordre privé.
Neu vivait et travaillait près de Bitche, non loin des étangs de Haspelschiedt et de
Hasselfurth, dans cette région frontalière du nord de la Lorraine, à peu près aussi
exotique pour le monde de l'art parisien que la vallée du Sepik ou les îles Salomon, mais
où j'avais passé quelques-uns des dimanches les plus heureux de mon enfance. Qu'un
artiste n'ait pas, comme c'est l'usage, renié pour des raisons de carrière ces terres rudes,
auxquelles je reste indéfectiblement attaché, m'était profondément sympathique.
Je l'attendais, à la table du café où nous lui avions donné rendez-vous, avec un
a priori favorables ; il ne devait pas être démenti. Au terme d'un échange de courtoisie assez
bref – l'homme est ce qu'on appelle dans ma famille un « taiseux », rétif aux palabres
inutiles, Neu tira de sa poche deux boîtes d'allumettes (petit modèle de la Seita, pour,
fumeurs). Dans la première, sur un lit de coton hydrophile, le moulage en argent des
lèvres d'une jeune femme, un objet d'un millimètre ou deux d'épaisseur. Dans la seconde,
une sorte d'extraordinaire monument lilliputie :
deux pattes de moineau coulées avec
une précision confondante dans un acier brillant, reposant sur un socle de métal de la
taille d'un dé à coudre, et dressées vers le ciel lointain comme les pattes des oiseaux
morts sur les chemins de campagne.
Un des enjeux du projet auquel Georges Didi-Huberman et moi nous
étions attelés était de comprendre, aussi précisément que possible,
comment les œuvres
d'art étaient faites. L'histoire et la critique ont coutume, en effet, de se lancer tête
baissée dans l'interprétation, de disserter, d'emblée et à l'infini, sur le
pourquoi des
œuvres – leur rôle social, leur nouveauté ou leur aspiration à la transcendance, selon
les époques et les écoles de pensée. Nous postulions qu'il fallait d'abord s'interroger
sur le
comment : que les façons de procéder, de fabriquer les objets d'art, recelaient
une signification anthropologique, inaccessible à une histoire présomptueuse et trop
confiante
en ses outils théoriques. Nous interrogeâmes donc, en toute logique, Patrick
Neu sur le processus de fabrication des deux objets extraits de leur boîte d'allumettes
comme ils l'auraient été d'un écrin. Pour les lèvres d'argent (légères comme ces « baisers
soufflés » que s'adressent les amoureux et les enfants, feignant qu'un baiser est une plume au creux de la main), le procédé n'était qu'assez peu mystérieux : l'artiste avait
employé la technique de la « cire perdue » – une des plus courantes en matière de fonte –
à partir d'un moulage en alginate. Mais les pattes de moineau avaient été fabriquées
différemment. Lorsqu'on veut tirer un double en métal d'un objet périssable, végétal ou
organique par exemple, et qu'on ne souhaite pas nécessairement le conserver, on peut
sauter l'étape de la cire : on enferme l'objet en question dans du plâtre réfractaire, puis
on le calcine avec le métal en fusion, qui vient purement et simplement prendre sa place
dans le moule. Cette méthode, qui se paie de la perte de l'objet moulé, autorise des
empreintes d'une extrême précision, fidèles en tous points au modèle disparu. Elle porte
le nom, inespéré, de
sublimation. C'est elle que Neu avait retenue pour les pattes de
moineau : l'acier, dont la température de fusion est bien supérieure à celle du bronze
ou de l'argent, se prêtait bien à l'opération.
La coïncidence du vocabulaire du praticien avec celui de l'esthète
ou de l'historien confirmait poétiquement l'idée de Warburg (elle guidait la préparation
de notre exposition) que « le bon Dieu est dans les détails » («
Der liebe Gott steckt im
Detail (2)
»), fussent-ils techniques. Il y avait bien quelque chose de sublime dans ce
monument d'acier à un oiseau mort, qui surpassait en émotion, du haut de son
centimètre et demi, de bien plus ambitieux mausolées. Et l'on peut se demander si l'idée
d'une
sublimation des pattes de moineau mort ne pourrait pas désigner, métaphoriquement,
l'œuvre de Neu dans son ensemble, qui a pour caractéristique principale de
concilier ambition et légèreté, apparente insignifiance et gravité, parfaite modestie et
absolue maîtrise technique. Cet exercice de funambulisme sculptural n'a pas beaucoup
d'équi–valents sur ce qu'on appelle la scène de l'art contemporain (trop souvent une
« scène » en effet).
La règle des trois oxymores
Surprennent d'abord, dans cette œuvre, à la fois le très petit
nombre d'objets réalisés – l'artiste, visiblement, n'entend pas obéir à la logique
productiviste qui est la loi de notre monde – et leur absolue étrangeté ou singularité,
à condition que l'on ne fasse pas résonner, dans le mot
étrangeté, le fantastique ou
l'inquiétant. Il n'y a rien, là, qui renverrait à des univers parallèles, au merveilleux
surréaliste, ou à la science-fiction, sa déclinaison contemporaine. Ce que cette œuvre
évoque le plus immédiatement, ce sont les fascinantes inventions décrites dans les romans (si tant est qu'il s'agisse de romans) de
Raymond Roussel : la statue d'ilote en
baleines de corset roulant sur des rails en mou de veau, par exemple, dans
Impressions
d'Afrique, ou la mosaïque en dents cariées qui figure un mercenaire, dans
Locus Solus.
Roussel, en publiant
Comment j'ai écrit certains de mes livres (3), a livré la clef de plusieurs
de ces images insolites. La mosaïque dépeinte dans
Locus Solus est issue, y apprend-t-on,
d'un strict jeu de langage, et non de l'abandon à on ne sait quelle imagination débridée :
une phrase (en l'occurrence : «
demoiselle à prétendants ») ayant été déformée par
homophonie
approximative en ce que les Anglais appelleraient un nonsense (dans ce cas,
« demoiselle à reître en dents »), il s'agissait pour l'écrivain de relever le défi de la
seconde phrase, et de lui imposer quelque chose comme un sens, au prix de multiples
contorsions. Il dut ainsi inventer, au début de
Locus Solus, une « demoiselle » (entendue
au sens, presque oublié aujourd'hui, d'« instrument à paver les rues ») savamment
programmée aux fins de composer mécaniquement une mosaïque en utilisant un stock
de dents plus ou moins détériorées, allant de la couleur ivoire à la couleur marron foncé
selon leur état, le sujet ou le motif à représenter étant un
reître (ce mot, issu de l'allemand
Reiter, désignait au XVIe siècle un mercenaire). La
demoiselle à reître en dents et
les
rails en mou de veau ne renvoient donc à aucune poésie des univers cachés, ne
surgissent d'aucune brume romantique: ils apparaissent dans l'éclat singulier de l'artifice
logique dont ils procèdent, qu'on en détienne ou non la clef.
J'ignore si Patrick Neu use, dans le secret de son isolement, d'une
méthode comparable, et s'il écrira un jour un
Comment j'ai élaboré certaines de mes
œuvres. Nous en sommes, pour le moment, réduits à tourner autour de leur irréductible
singularité, à essayer d'en déchiffrer quelques principes ordonnateurs. On pourrait,
je crois, avancer l'idée qu'elles sont intuitivement gouvernées par au moins trois règles,
ou par une règle de trois impératifs :
a) L'emploi de matériaux et de procédés malcommodes,
peu appropriés aux fins qui leur sont assignées.
b) La confrontation dans un même objet d'atmosphères,
de formes et de textures antagonistes, a priori
incompatibles.
c) Le choix de matières si fragiles qu'elles font planer sur les œuvres
qu'elles composent la menace d'un péril permanent.
Le trait commun à ces trois règles – qu'elles soient intégralement ou
partiellement observées dans les œuvres – est la figure de l'oxymore, c'est-à-dire, dans le
vocabulaire de la rhétorique, de la conjonction expressive des contraires, dont l'exemple
canonique est l'« obscure clarté qui tombe des étoiles », dans
Le Cid. (Mais il en existe de moins solennels : « un bon petit restaurant britannique » ou une « Jaguar diesel » feront
plus aisément comprendre aux collégiens de quoi il retourne... )
Considérons d'abord la première règle, celle de la technique insolite
ou paradoxale. Claude Lévi-Strauss fait, dans
La Pensée sauvage, l'éloge du mode
opératoire propre aux ouvriers du dimanche, qu'il appelle
bricolage. La différence, pour
le grand ethnologue, entre pensée mythique et pensée rationnelle n'est pas liée à une
moindre pertinence dans l'articulation qui serait le fait de la première, la seconde ayant
conquis le prestige et l'avantage de la logique. Mais le mythe est une réponse d'urgence
aux grandes questions de l'humanité, un
bricolage en quelque sorte : un bricoleur va au
plus vite, n'attend pas les outils adéquats, et donne aux problèmes non pas la meilleure
solution dans l'absolu, mais la plus ingénieuse des solutions possibles, compte tenu du
caractère hétéroclite des moyens qu'il a sous la main. Le récit mythique raboute et
organise de même le peu dont il dispose : cela ne l'empêche pas d'être éventuellement
plus beau, et de toute façon ni plus ni moins bête, que les explications données par la
science à la marche du monde. L'art serait en partie héritier de la pensée sauvage, de
ses fulgurances et de ses prestiges, technique aspirant à l'élégante économie du bricolage
primitif, « à mi-chemin, écrit Lévi-Strauss, entre la connaissance scientifique et la pensée
mythique ou magique
(4) ».
Dubuffet formule une idée très voisine lorsqu'il prescrit à l'artiste
de soumettre son œuvre « à une logique externe et bizarre » par l'emploi de moyens
propres à
contrarier son projet : « J'ai […] la conviction, écrit-il, qu'il y a à gagner à
accumuler les obstacles, que plus les obstacles seront graves à ce que les objets qu'on
désire évoquer apparaissent, et plus augmentera l'intensité avec laquelle ils surgiront,
comme un ressort se détendra plus fort qu'on l'aura d'abord plus contrarié.
(5) » Dans un
monde plein de ressources, l'artiste devrait ainsi se faire volontairement violence pour
retrouver le dénuement fécond des premiers âges…
Neu semble avoir fait siennes les analyses de Lévi-Strauss aussi
bien que les prescriptions de
Dubuffet. Reproduire – ce qui est une façon d'aimer et de
comprendre – un tableau ou une gravure est, aujourd'hui, techniquement à la portée du
premier venu qui saura se doter des moyens techniques appropriés, appareil numérique,
ordinateur, imprimante, ce que l'on voudra. Mais, pour rendre hommage aux artistes qu'il
admire (Grünewald, Bouts, Dürer, Bosch, Mantegna, Michel-Ange, Rubens, Géricault,
Courbet…) en reproduisant leurs œuvres, Neu a justement préféré accumuler les obstacles,
et mis au point sa propre méthode, si complexe qu'on la jurerait tout droit sortie
des livres de Roussel :
le dessin sur intérieur de verre à pied, noirci à la bougie…
(Dans
Impressions d'Afrique, le sculpteur Fuxier reproduisait des chefs-d'œuvre dans de l'eau, de la fumée ou des grains de raisin
(6)). Il va sans dire que les difficultés de
l'entreprise sont extravagantes : il faut travailler en contorsionnant la main, sur une
matière si fragile que le moindre repentir est impossible, à une échelle ridiculement
petite. Mais le résultat est saisissant, au point que le visiteur qui découvre et reconnaît,
sur les verres de Neu, la
Melencolia I de Dürer ou
Le Radeau de la Méduse a peine
à croire que ne se cache là aucun subterfuge, aucun procédé photomécanique. Il faut
se résoudre à l'évidence, il ne s'en cache aucun, et la masse exorbitante de travail
accomplie pour obtenir ces objets précaires, qu'une simple manipulation fautive réduirait
à néant, les projette, comme le puissant ressort dont parlait
Dubuffet, dans un espace
incongru qui semble ne plus être tout à fait le nôtre, tout en demeurant à portée de main.
Ces maquettes fragiles sont en effet d'autant plus efficaces qu'elles s'attaquent à des
monuments, et les rapportent à notre échelle – elles ont la séduction du modèle réduit,
également analysée par Lévi-Strauss dans le texte précédemment cité de
La Pensée
sauvage : l'art comme le bricolage ont en effet cette particularité de nous représenter
le monde dans une dimension intelligible. « Et même si c'est là une illusion, la raison
du procédé est de créer ou d'entretenir cette illusion, qui gratifie l'intelligence et
la sensibilité d'un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique ».
(7)
Le modèle réduit du
Radeau de la Méduse n'est à ce titre pas le moins impressionnant
des
dessins sur intérieur de verre à pied noirci à la bougie : on explorerait des heures
durant les détails de cette tempête, littéralement enchâssée dans un verre d'eau…
La seconde règle, celle de la confrontation de matières ou d'atmosphères
antithétiques, est celle qui répond peut-être le mieux à la définition de l'oxymore. À cela
rien d'étonnant : si la poésie et la littérature n'ont recours que de loin en loin à ce
procédé (qui perdrait de son efficacité à être galvaudé), on peut dire, sans grand risque
de se tromper, qu'il est un art, au moins, dont la force repose presque systématiquement
sur une conjonction des contraires – celui de la sculpture. C'est l'infinie ductilité des
plis taillés dans le marbre le plus dur qui nous retient dans les œuvres de Germain Pilon,
l'élan vital immobilisé qui nous fascine dans les
Esclaves de Michel-Ange ou le Balzac
de Rodin. Les compressions de César sont l'image de deux forces opposées, celle de
la matière qui résiste et celle de la machine qui, un jour, l'a forcée à loger dans un cube
régulier. La tour Eiffel elle-même (on me pardonnera la petite licence qui me fait la
classer parmi les sculptures) aurait-elle atteint l'universelle notoriété qui est la sienne
aujourd'hui si elle n'était une
montagne de dentelle ? (...)
1. Exposition
L'Empreinte de février à mai 1997, Centre Georges-Pompidou, Paris.
Commissariat: Georges Didi-Huberman et
Didier Semin.
Artistes :
Arman, Georges Braque,
Marcel Broodthaers,
Marcel Duchamp,
Hubert Duprat, Max Ernst, Bernard Frize, Simon Hantaï,
Michel Journiac,
Yves Klein, Roy Lichtenstein, Richard Long, Joan Miró, Patrick Neu,
Dennis Oppenheim, Giuseppe Penone, Pablo Picasso, Man Ray,
Gerhard Richter,
Robert Ryman, Niele Toroni,
Claude Viallat.
2. Voir : Ernst Gombrich,
Aby Warburg: An intellectual biography, Oxford
Phaidon, p 13 - 14, note 1.
3.
Raymond Roussel,
Impressions d'Afrique (1910), Paris, Flammarion, 2005 ;
Locus Solus (1915), Paris, Flammarion, 2005 ;
Comment j'ai écrit certains
de mes livres (1935, publication posthume), Paris, Gallimard, 1995,
coll. L'imaginaire.
4. Claude Lévi-Strauss,
La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 33.
5.
Jean Dubuffet, « Mémoire sur le développement de mes travaux à partir de
1952 », in
Prospectus et tous écrits suivants, réunis par
Hubert Damisch,
Paris, Gallimard, 1967, p. 91- 92.
6. « Le sculpteur Fuxier […], au moyen d'un modelage interne miraculeusement
subtil, déposait en germe dans certaines pastilles rouges de sa façon maintes
images séduisantes, prêtes à éclore en fumée au contact immédiat d'un brasier
quelconque. D'autres pastilles, d'un bleu vif et uni, fondaient subitement dans
l'eau en produisant à la surface de véritables bas-reliefs dus à la même préparation
intérieure. Poursuivant la diffusion de sa découverte, Fuxier emportait à Buenos Aires une provision intacte et abondante des deux substances composées
par lui, afin d'exécuter, sur place et d'après commande, tel groupe léger
enfermé dans une pastille rouge ou tel bas-relief liquide contenu en puissance
dans une pastille bleue. Cette méthode de sculpture à éclosion soudaine, recevant
une troisième application, servait à créer de délicats sujets dans des grains
de raisin capables de mûrir en quelques minutes. »
Raymond Roussel,
Impressions d'Afrique, 1910.
7. Claude Lévi-Strauss,
La Pensée sauvage,
op. cit., p. 35.