Préface
L'autoportrait d'une femme
Giovanna Zapperi
(extrait, p. 9-10)
Entre critique d'art et féminisme radical
La parution d'
Autoritratto, l'été 1969, marque le point culminant de
l'activité critique de Carla Lonzi après une décennie passée au cœur
de la scène artistique italienne en tant que critique et commissaire
d'exposition. Cette publication marque également une rupture, abrupte
mais annoncée dans les pages du livre, avec le milieu de l'art : en 1970,
paraît le premier manifeste de Rivolta femminile, le collectif féministe
qu'elle fonde la même année. À partir de cette date, Carla Lonzi consacre
toute son énergie au féminisme, dont elle deviendra très vite une figure
centrale.
Autoritratto fait état de sa profonde insatisfaction à l'égard de
la critique d'art, qu'elle considérait comme une activité fondamentalement
autoritaire et inauthentique. On pourrait même affirmer que cet
ouvrage est une attaque virulente contre la critique d'art telle qu'elle
était pratiquée en Italie à l'époque.
Le livre est composé d'une série d'entretiens avec des artistes, réalisés
entre 1965 et 1969, qu'elle avait d'abord enregistrés, puis retranscrits,
pour ensuite les recomposer dans un montage textuel où plus rien ne
subsiste du
continuum de l'échange original. À la retranscription fragmentaire
des conversations, Carla Lonzi associe une série d'images dont
le rôle dans l'économie du livre ne saurait se réduire à l'illustration
du texte. Les rapports entre texte et images apparaissent d'emblée plus
complexes et dessinent une géographie affective où les reproductions
d'œuvres se mêlent à des images d'intimité. Le recours au montage ainsi
que la dimension d'oralité, d'échange et de partage font d'
Autoritratto un
ouvrage fortement expérimental, entièrement parcouru par la tension
qui animait alors Carla Lonzi entre sa volonté de renoncer à l'autorité du
critique et l'affirmation d'une position d'auteur capable de se réinventer
à partir de ce renoncement.
Autoritratto met au centre, dès son titre, le
moi de l'auteur, mais le fait à partir de la relation horizontale et non
hiérarchique qui se noue avec les autres voix – celles des artistes – impliquées
dans le livre. La tentative de défaire la critique d'art au profit de la
parole de l'artiste et du moment créateur est confrontée à l'opération qui
consiste à agencer images et textes, parole et écriture, relations et affects.
L'ouvrage a connu, après sa publication en 1969, une longue période
d'oubli, jusqu'à la réédition récente de l'ensemble des écrits sur l'art et
sur le féminisme de Carla Lonzi
(1). Le fait qu'elle ait abandonné la critique
d'art a sans doute joué un rôle crucial dans cet oubli, mais elle n'avait
de toute manière guère occupé qu'une position marginale dans un milieu encore si fortement dominé par les hommes (artistes et critiques
confondus) et par une conception de l'art focalisée sur les grands récits,
que la critique féministe n'a cessé de déconstruire depuis : le mythe du
génie et de son originalité, l'autonomie de l'œuvre d'art et sa prétendue
neutralité
(2). Si l'on excepte la reconnaissance tardive que lui accorde
Germano Celant à l'occasion de l'exposition
Identité italienne en 1981
(3)
au Centre Pompidou à Paris et l'hommage posthume que lui consacre la
Biennale de Venise en 1993
(4), onze ans après sa mort, pendant plusieurs
décennies, le rôle joué par Carla Lonzi dans l'histoire de la critique d'art
est resté largement inexploré. Ce n'est que vers la fin des années 2000
qu'une nouvelle génération de chercheuses s'est intéressée à ses écrits
en essayant de mettre au jour les connexions possibles entre une histoire
féministe de l'art en Italie et une histoire du féminisme italien
(5).
Le nom de Carla Lonzi est resté gravé dans l'histoire italienne essentiellement
pour son engagement féministe, alors que l'importance de son
activité critique n'a pu commencer à émerger qu'à partir d'un décalage
temporel susceptible de rendre intelligible sa pratique dans le cadre
d'une révision féministe de l'histoire de l'époque.
(...)
1. Carla Lonzi,
Autoritratto, et al./Edizioni,
Milan 2010, avec une préface de Laura
Iamurri. L'édition originale a été publiée
par l'éditeur De Donato (Bari) en 1969.
Jusqu'aux récentes rééditions, les écrits de
Carla Lonzi ont circulé essentiellement dans
les milieux féministes.
2
Le texte « fondateur » de Linda Nochlin,
où l'historienne de l'art américaine initie
une critique féministe des catégories qui
régissent la création artistique, sera publié
en 1971. Voir L. Nochlin, « Pourquoi n'y a-t-il
pas eu de grandes artistes femmes ? » in
Femmes, Art et Pouvoir, traduit de l'anglais par
Oristelle Bonis, Jacqueline Chambon, Nîmes
1993, p. 201-244.
3
Germano Celant avait demandé à Carla
Lonzi d'écrire un texte pour le catalogue
de l'exposition qu'il organisait au Centre
Pompidou, Paris. Dans le court texte non
titré qu'elle lui fait parvenir, elle revient
sur ses engagements passés et réaffirme les
raisons de son éloignement. Voir G. Celant
(dir.),
Identité italienne. L'Art en Italie depuis
1959, Centre Pompidou, Paris 1981, p. 31.
4
Anne-Marie Sauzeau était à l'origine de cet
hommage. Voir A. Sauzeau, « Omaggio a
Carla Lonzi » in
XLV Esposizione Internazionale
d'Arte, vol. I, Biennale de Venise, Venise 1993,
p. 36-37.
5
Parmi les publications récentes, voir Lara
Conte, Vinzia Fiorino, Vanessa Martini
(dir.),
Carla Lonzi : la duplice radicalità. Dalla
critica militante al femminismo di Rivolta, ETS,
Pise 2011 ; Maria Antonietta Trasforini (dir.),
Donne d'arte. Storie e generazioni, Meltemi,
Rome 2006 ; Martina Corgnati,
Artiste.
Dall'Impressionismo al nuovo millennio, Bruno
Mondadori, Milan 2004, p. 278-307. En
France, Fulvia Carnevale a publié récemment
Crachons sur Hegel ! dans une revue
d'art contemporain (avec un ensemble
de textes du féminisme italien). Voir
MAY, nº 4, 6/2010.