Franck Gautherot
La Broyeuse de chocolat
Introduction
(p. 6-8)
La peinture est devenue une manière, à la fois centrale (le marché, les fortunes) et à part dans
le concert des choses de l'art contemporain.
Elle manque de place dans les biennales et les expositions de
curators. Elle est pourtant là,
dans les innombrables ateliers et galeries – horrible plus que de raison, truqueuse toujours,
rarement étonnante.
Quand elle se présente en majesté devant nous, sûre d'elle, prétentieuse d'avoir voulu reprendre
là où la Renaissance l'avait convaincue de perfection, et lui avait signifié l'absolu, alors elle se
ré-invente une fois de plus avec la seule question qui soit : quelle
action mettre en branle...
Non pas quel contenu, non pas quelle méthode, non pas quels signes, non pas quelle pose,
non pas quelle idée... mais bien, comment l'
action de peindre va se décider là, après le fatras,
l'Histoire et les odieux souvenirs de compositions maîtrisées.
Charline von Heyl a rassemblé pour ce livre des peintures réalisées sur le vieux et sur le nouveau
continent ; en Allemagne au début des années 1990 et depuis 1996 à New York.
En Allemagne :
Se trouver une place sur une scène de peinture ligotée principalement par le questionnement
déconstructionniste de la peinture sur elle-même n'était pas la moindre des gageures ; entre
plusieurs histoires récentes des années 1980 – les
Neue Wilde qui avaient passablement gâté
le territoire et leurs immédiats successeurs que furent les ironistes absurdes
Kippenberger et
Oehlen, et l'iconoclaste non-pratiquant Michael Krebber –, la peinture de Charline von Heyl
accroche de front les réussites, évitant les citations directes, les compositions trop savantes,
pour un art certain de l'assemblage fait de touches figuratives, décoratives et/ou matiéristes.
Le départ vers New York au milieu des années 1990... sachant que l'affaire (de peinture)
aurait à se camper au milieu des vestiges d'une autre abstraction ; l'américaine.
La peinture n'est ni une ascèse, ni un spectacle, elle requiert des gestes et des techniques
– même si écouter les peintres jargonner dans les affres des glacis et des transparences est
une épreuve –, elle s'abreuve de recettes et de créativité.
La peinture de Charline von Heyl n'aura jamais le temps de se constituer en cliché, car sa
leçon est d'être là où elle ne voudrait pas aller. Elle le voudrait qu'elle ne le pourrait. Elle prétend
vouloir refaire du neuf avec du neuf puisqu'elle ne peut s'inscrire dans la mémoire du pinceau
– qui est comme celle de l'eau, chamanique et énergétique.
La tension qu'elle convoque nécessite tant d'attention et de spontanéité à la fois qu'elle ne
saurait aller au facile d'une méthode à suivre, ou de recettes à appliquer. En tous les cas, elle
énonce cette intention, ce qui ne manque ni de courage ni de superbe. Elle va poursuivre la
voie difficile de la reprise en mains d'une histoire neuve chaque jour.
Le temps joue en sa faveur : il simplifie son projet, lui suggérant d'être le meilleur d'elle-même
inlassablement ; la consolant de la routine d'un programme qui deviendrait pesant et ennuyeux à suivre ; lui donnant l'Histoire en pâture, à picorer sans laisser croire ; lui confiant la
liberté toute chaude de dire : « Attends, attends une minute, je sais tout ça, mais je vais là... où
tout le monde est déjà allé, mais où je serai la première malgré tout... »
Le livre qui va s'ouvrir pour vous est la pièce cachée de son musée – celle où les gardiens
entassent les meilleurs souvenirs de leurs quotidiennes déambulations au long des salles en
enfilade.
Le livre des peintures alignées, distribuées à peu près chronologiquement, est le premier qui fait
date : il observe les peintures d'un double point de vue : celui assez objectif de la reproduction
couleur avec marges scandé en vis-à-vis avec celui plus déterminé et sélectif de l'extrait (plus que
du détail) magnifié en noir et blanc et manipulé par l'artiste qui dévoile la structure graphique des
tableaux.
Que se passe-t-il quand les couleurs ont chuté sur la page d'à côté et qu'une grande surface
de noir et blanc contrastée ne livre qu'un extrait parfaitement recadré ? Est-ce un autre tableau
qui saute à l'œil ? La scansion est inévitablement graphique mais quand elle est reconduite
presque systématiquement sur l'ensemble du corpus, elle construit une syntaxe – l'édition limitée
du livre d'artiste
Sabotage (1) explorait déjà des procédés similaires, jouant des zooms, symétries,
superpositions... – qui éclaire mais n'efface en rien le plaisir de la confrontation en face à face
avec la peinture accrochée sur le mur.
1.
Sabotage, 2008. Livre d'artiste dépliant sous coffret avec feuilles transparentes.
Edition Christophe Daviet-Thery et XN editions, Paris,
2008. 100 exemplaires numérotés et signés.
A la nostalgie (constructive et créative) des volumes publiés par les éditions Zodiaque et imprimés en typo par les moines bénédictins
de La Pierre-qui-vire dans le Morvan, consacrés, parmi d'autres, aux arts romans, riches de noirs profonds, épais... se mêle la mémoire
d'autres livres : les 4 tomes (de formats différents) de l'oeuvre complète de
Vasarely aux
éditions du Griffon à Neuchâtel...