Nous visitons le Rhin (p. 18-20)
A l'été 1995, j'ai essayé de faire quelques
autoportraits, avec des points, du rouge, du
vert, sachant que je tends inconsciemment
à me représenter plus jeune que je ne suis
aujourd'hui, pas seulement des années,
mais des dizaines d'années. Après ça, à
l'automne de cette année 95, j'ai fait un
tour dans la salle de lecture de la Stasi à
Berlin, où j'ai découvert, stupéfait, un dossier
me soupçonnant d'espionnage pour le
compte de l'Ouest – à l'époque, j'avais 18
ans. Après, des souvenirs de misère me
sont revenus et je suis devenu assez sentimental.
C'est alors que j'ai commencé à
peindre mes parents et mes frères et soeurs
d'après des vieilles photos. Pourquoi ?
Comment ? Pour quoi faire ? Pour quelle
raison ai-je commencé ces tableaux ?
Dans un accès de sentimentalisme, je me
suis rappelé l'époque de la guerre, puis
l'époque juste après. Alors que les différents
visages me revenaient au moment de
verser la peinture, ils se sont formés
comme d'eux-mêmes dans cette technique
légère de l'aquarelle. Ils m'envoyaient de
loin leur sourire calme, ouvert, amical. Le
« pourquoi » englobe en même temps aussi
le « comment », car mon sentimentalisme
était assez théâtral, c'est-à-dire, une grande,
bruyante et menaçante pose de déploration.
C'est ce qui a motivé ces grands formats,
où les visages sont ramenés fortement vers
l'avant, et aussi la technique : la peinture diluée jusqu'à l'eau, sans contours, comme
on fait dans l'aquarelle, simplement, d'immenses
aquarelles, c'est-à-dire des structures
artificielles sans ombres. Ou un ton
de base, du jaune par exemple, et le
contour dessus, comme chez
Picasso en
1923, ma période jaune. C'est aussi l'idée
picturale et le « pour quoi faire », en
d'autres termes : ce que le contemporain
que je suis a à dire sur le
zeitgeist, sur l'esprit
de l'époque, ou sur les esprits. En effet,
quand j'ai fini par peindre sur une toile les
six portraits, mes frères Andreas et Günter,
ma soeur Rosi, ma mère, mon père et moi,
toute la famille donc, ça a seulement donné
ces têtes sans corps, comme dans le tableau
d'amitié de Max Ernst à Cologne, où tous
les corps sont assis sans chaises.
De fait, en imaginant ma famille, j'ai repensé
à Max Ernst, que jusqu'alors je n'aimais
pas particulièrement, mais tout d'un coup,
j'ai retrouvé son concept pictural rigide ou
figé, surgelé, sur ma toile, où ses amis sont
assis sur un glacier. Quelques uns d'entre
eux sont aussi mes amis. Breton indique le
chemin du surréalisme. Nous rendons visite
au Rhin, à l'Ouest, c'était notre voeu le
plus cher. Laisser les bottes en feutre, sortir
du petit bois de bouleaux et partons gaiement
en direction du Rhin. Le « pour quoi
faire » produit un hurlement de tableau
d'histoire, avec l'envie de choisir dans le
passé ce qu'il y a de mieux, ou de juste, je
ne sais pas bien. En fait, tout était
complètement merdique.
Parfois je suis heureux, parfois pas. Quand même,
parfois je peins, pourquoi pas ?
Mais pas des histoires, seulement des histoires de
peinture, pas parfois comme ça des histoires.
Je ne peux même pas prendre mes jambes à mon cou,
quand parfois je peins je suis parfois dans la peinture.
1999