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Interprètes (p. 20-21)
Un dessin de Fragonard, Le dortoir des
jeunes filles exposé à Paris en 1987, montre
deux jeunes filles face à face entrouvrant
réciproquement leurs transparentes
chemises de nuit, pendant que leurs
camarades à moitié nues batifolent sur leurs
lits. Commentaire du catalogue : deux
d'entre elles entrouvrant leurs chemises
semblent chercher une puce ! À mes yeux
elles comparent plutôt la croissance de leurs
seins, jeu en accord parfait avec les jeux
érotiques des autres filles.
Encore une histoire de puces. Pendant très
longtemps La femme à la puce de Georges
de La Tour a porté, pour éviter une telle
« vulgarité », des titres moralisant du genre :
Servante grosse, peut-être se repentant de sa
faute (catalogue Rosenberg/Thuillier, 1972).
Et encore de La Tour, le Job porte toujours
le titre Job raillé par sa femme, alors que les
regards de Job et de sa femme disent clairement
le plus profond amour, la plus grande
détresse de l'homme et la plus intense compassion de la femme. Ces singuliers
dévoiements du sens, obéissant à des
préoccupations morales, sociales,
historiques, etc., relèvent d'une attitude
commune à tous les regardeurs d'art : ne
pas subir la loi de l'artiste, conformer l'œuvre
à sa culture personnelle.
Les œuvres d'art n'ont d'existence qu'à
travers une suite vertigineuse d'erreurs,
de falsifications, de détournements, – qu'à
travers les folies ou les fantasmes de
leurs amateurs –, qu'à travers les mille
délires, billevisées, imaginations et
perversités qui constituent la prise de
possession des œuvres et l'asservissement
des artistes.
Il est extrêmement rare que les artistes en
aient ou l'intuition ou la perception, encore
moins la certitude, si grandes sont leur
vanité et leur foi en ce qu'ils croient avec
naïveté être une vérité, un dogme, le leur.
Singulière illusion des artistes qui si souvent
se veulent ou se rêvent prêcheurs.