David Mellor
Déchirures dans le tissu du réel :
contextes de l'œuvre de Sophie Ristelhueber
(extrait, p. 212-219)
© Les presses du réel, l'auteur
Ruines et entropie
Dans ses photographies, Sophie Ristelhueber
expose un univers d'objets abandonnés, de
gravats, de terre et de ruines, mais elle s'est
efforcée de tenir à distance le pathos
traditionnellement associé à ce type de
représentation. On pourrait dire qu'elle a ainsi
évité ce que Robbe-Grillet appelait la
« tragification systématique du monde
(1) », à
l'instar d'autres artistes importants de ces
quarante dernières années qui ont saisi sur la
pellicule des paysages bouleversés, tels
Robert Smithson et Richard Misrach, ainsi que les
« nouveaux topographes » Joe Deal, Robert
Adams et Lewis Baltz. Cette stratégie visuelle
propose une vision entropique du monde, où les
perspectives sont agrégées, désorganisées,
amoncelées au hasard
(2), de manière
incompréhensible pour le regard humaniste
ordinaire.
Robert Smithson, par exemple, estimait
que « le ‘nouveau cinéma' de Jean-Luc Godard,
et le ‘nouveau roman' d'Alain Robbe-Grillet
étaient foncièrement entropiques…
(3) ». Dans le
cas de Sophie Ristelhueber, les espaces
entropiques de gravats et de ruines élaborent des
histoires spatiales. Dans le texte anglais
accompagnant son installation
Eleven Blowups (2006), elle citait les lieux de conflit qu'elle avait
visités au Proche-Orient, expliquant comment ils
s'inscrivaient dans son approche personnelle du
passé récent : « Ce brassage d'éléments
provenant de divers territoires – Arménie en
1989, Turkménistan en 1997, Syrie en 1999, Irak
en 2000, Cisjordanie en 2003-2004 – participe de
cette vision du chaos de l'histoire qui me hante
depuis mon travail à Beyrouth en 1982. »
Au début des années 1980, Beyrouth était par
excellence le lieu annonciateur de la guerre civile
« moléculaire
(4) », et un exemple d'entropie
catastrophique. Dans son premier livre,
Beyrouth,
photographies (1984), Sophie Ristelhueber
retraçait l'histoire de la violence collective depuis
les années 1970 jusqu'aux conséquences du
siège de Beyrouth en relevant les traces laissées
sur le paysage urbain, vestiges lapidaires de faits
dissociés. Cette violence, dit l'historien Samir
Khalaf, avait fini par « domestiquer les tueries en
en faisant une routine normale, quotidienne, en
les transformant en
ahdath (événements)
aseptisés, dépouillés de tout remords et de tout
calcul
(5) », un sinistre état de fait se traduisant par
« une ville moderne en ruines
(6) ». Beyrouth joue
donc un rôle dans la mise en scène par Sophie
Ristelhueber du temps et de la civilisation, des
traces laissées sur l'ancien et le moderne, de la
construction et de la démolition : « …il n'y a pas
tellement de différence entre les ruines de
Beyrouth et un viaduc dans les Alpes-de-Haute-
Provence…
(7) ». Le principe est identique dans
Dead Set (2001), où sont alignés vestiges de
colonnades romaines et logements sociaux
désertés en Syrie : « L'alternance de
constructions et de destructions humaines
constitue un thème obsessionnel de mon
travail
(8) », explique-t-elle. Il s'agit de montrer
différents moments de construction et de
destruction parfois séparés par plusieurs
millénaires, démarche qui rapproche l'artiste de
l'archéologue. À propos du travail effectué pour
la Délégation à l'aménagement du territoire et à
l'action régionale en 1984-86, elle déclarait :
« J'ai eu le sentiment de donner à voir une
image fossilisée de la France, de faire un travail
d'archéologue
(9). » Sophie Ristelhueber a mis au
jour les traces gravées au sol du changement
perpétuel, de la civilisation et de la guerre.
« Cette activité incessante au cours de l'Histoire produit des strates superposées
(10) », un récit
d'histoire spatiale ressemblant à la
documentation photographique rassemblée en
1969 par
Robert Smithson sur l'
Hôtel Palenque au Mexique, un établissement à moitié construit
mais déjà en voie de désintégration, avec sa
piscine abandonnée
(11), semblable à celle du
Beyrouth de Sophie Ristelhueber, qui incarnait un
modèle d'entropie en tant qu'effondrement le
long de différentes échelles de temps
(12), à la fois
immédiates, récentes et archaïques.
Élégies : intérieurs familiaux et espace
public de mélancolie
Si l'artiste s'efforce de « détragifier » le monde,
comme l'aurait souhaité Robbe-Grillet, on sent
malgré tout poindre l'élégiaque dans son œuvre,
souvent par le biais de l'intrusion de souvenirs,
qu'ils soient d'ordre public ou privé. Dans son
œuvre la plus récente (
Fatigues, 2009), elle s'est
mise en scène dans ce cadre élégiaque, se livrant
à l'introspection, se filmant en train d'observer
ses propres photographies documentant les
bouleversements politiques (les palmiers
bombardés d'
Irak [2001] et des scènes de
douleur individuelle – un lit, tiré de
Vulaines III).
C'est par rapport à cette dernière série –
Vulaines (1989) – que la mémoire se déploie de
manière particulièrement frappante. Elle avait
évoqué avec Michel Guerrin un « double
abandon de l'homme et de l'objet
(13) » à propos
du paysage désertique du Koweït jonché d'objets
rappelant les sculptures de Rachel Whiteread,
fossilisés, dénaturés, bottes recouvertes de sable,
formes sans nom de matelas, couvertures. Elle
s'identifiait avec eux, les imaginant comme des
équivalents d'objets significatifs de son enfance :
il y avait « des journaux personnels, des
couvertures écossaises qui ressemblaient à celles
de mon enfance
(14) ». Dans la série des
Vulaines, le
passé photographique de l'artiste se juxtapose,
en noir et blanc, au regard affectueux du présent
porté sur les meubles et les tissus de la maison
de vacances familiale, sur les objets rattachés à
l'enfance. Le sentiment de l'absence y est très
fort, au point que le dessin des tissus, des
papiers peints et des dessus de lit a conservé la
trace du corps absent ; de la même manière que
les individus sujets de son reportage de 1980
avaient été « avalés par le papier peint », dans
Vulaines III, la forme de son corps subsiste telle
une trace, imprimée sur un divan.
La série des
Vulaines possède de nombreux
points communs avec celle des
Barricades
mystérieuses (1995) ; toutes deux mettent en
scène des objets familiers de l'artiste comme des
invocations proustiennes de la mémoire. La
sphère privée, celle des souvenirs de famille et
des mythologies personnelles, qui joue un rôle
capital dans
Vulaines, figure également dans
Les
Barricades. On a affaire à des scènes intimistes
ramassées, tronquées, richement colorées, jouant
sur un trope d'obstruction discrète, reprenant le
thème du morceau de Couperin composé au
XVIIIe siècle pour un public aristocratique
(15). Dans
Les Barricades, la scène s'est déplacée dans un
intérieur bourgeois, où les surfaces évocatrices
forment un écran. Ces barricades ne sont bien
entendu pas les seules ; il y a aussi les routes
déchirées et obstruées de Palestine dans
WB, où
le corps de l'artiste est écrasé par le poids de
l'Histoire, et non plus par les ravissements de la
maison d'enfance. Dans la première moitié de l'œuvre, les surfaces
usées et familières installent une thématique :
zones décoratives dans un intérieur, papier peint
orné, motifs cousus ou brodés (on distingue une
vieille machine à coudre recouverte de son
capot). La série se termine sur une photographie
montrant l'arrière d'un piano à queue flanqué –
encadré – par deux dossiers de chaise recouverts
de tissu à motifs dans le style des années 1940,
et l'on s'imagine écoutant le morceau de
Couperin.
Cet objet choisi parmi les monuments de
l'enfance joue un rôle similaire à celui d'un
tableau autrefois accroché dans la maison
familiale, et repris, surdimensionné, dans
l'exposition
Autoportrait (1999). Portrait d'une
femme mûre, il rappelle pourtant l'univers
singulier des intérieurs confinés peints par
Cézanne au début de sa carrière, tableaux placés
sous le signe de la claustrophobie et de la
présence écrasante du père. Les clichés que
Sophie Ristelhueber avait réunis autour de ce
gigantesque portrait intime à l'huile
(16) étaient des
souvenirs de ses voyages en Azerbaïdjan et au
Tadjikistan ; tous semblaient présenter une vision
lugubre de patrie abandonnée : mur sans toit,
parodie de maison, alignement d'échafaudages
ressemblant à des gibets sur une terre dévastée.
La prise en compte par l'artiste des aspects
affectifs de l'espace et de la géographie est
doublement liée à la mémoire culturelle :
surgissement involontaire de bribes de mémoire
dans
Vulaines, en écho au processus proustien,
mais aussi mémoire incarnée des édifices passés
et présents, fond salutaire des conflits et des
destructions contemporaines ; c'est le cas par
exemple de la longue colonnade romaine de
Palmyre dans
Dead Set, ou du temple antique
dans
Beyrouth, photographies. À cela vient
s'ajouter la mise en avant récurrente de
l'actualité politique qui vient s'inscrire sur des
espaces tangibles de manière brutale, et parfois
catastrophique, comme dans la série
Eleven
Blowups, un ensemble de clichés inspiré par un
reportage télévisé de l'assassinat du Premier
ministre libanais Rafik Hariri montrant le cratère
laissé par la bombe (« Je me suis dit que c'était
peut-être un moyen d'aborder l'Irak
(17) »). En
2006, aux Rencontres d'Arles, ces traces
violentes laissées sur le paysage, transformées en
métaphores d'un autre conflit au Moyen-Orient,
furent incorporées dans une demeure bourgeoise,
produisant un effet troublant, similaire à celui
créé par la série de
Martha Rosler,
Bringing the
War Back Home (1968), où des images de la
guerre du Vietnam étaient insérées dans de
confortables maisons américaines aseptisées.
Cet effet de décalage est accentué par le fait que
la série
Eleven Blowups introduit dans cet
intérieur bourgeois une note perturbante, une
touche d'horreur anamorphique. Il s'agissait,
expliquait l'artiste dans le texte accompagnant
l'exposition, « des ‘tombeaux' qui, plusieurs fois
par semaine, voire plusieurs fois par jour,
désormais, s'ouvrent sur la terre irakienne ». Il y
avait quelque chose de chtonien, de gothique,
d'étrange et de sublime dans ce tombeau placé
dans un banal intérieur. L'élaboration d'une
désolation quasi-biblique, d'un scénario digne
des lamentations de Jérémie devant Jérusalem
est l'un des thèmes récurrents de l'artiste,
introduit de façon spectaculaire dans
Beyrouth,
photographies. En termes d'histoire culturelle de
la photographie, il existait un précédent
apocalyptique : celui des albums documentant
les dommages de la Grande Guerre, qui avaient
inscrit dans la culture nationale française l'image
des dévastations. Ces clichés témoignaient de
façon systématique des dégâts infligés à
l'infrastructure rurale par les Allemands : villes et
villages détruits, paysages dévastés. C'est la totalité des destructions subies par la France
rurale qui était soumise à un regard clinique et
traumatisé
(18).
L'inhumain
Ces photographies de l'après-guerre montraient
l'irruption de pouvoirs destructeurs sur le sol
français, assemblant sol national et menace de
l'étranger. La réinsertion dans un contexte
français des signes de conflits présents et passés
au Moyen-Orient est l'un des tropes récurrents
du travail de Sophie Ristelhueber. À la suite des
attaques du 11-Septembre, Raymond Depardon,
ami intime de l'artiste, avait suggéré d'opérer
cette transposition imaginaire de l'Orient en
France : « Et si l'efficacité de la vie moderne nous
pousse, nous devons rester, en France, le plus
possible des Orientaux
(19). » Dans sa vidéo
intitulée
Le Chardon (2007), la terre, les pierres
(20)
et les routes d'un site français sont accompagnés
d'un texte de Tolstoï extrait de son dernier
roman,
Hadji Mourad (1904), lequel établit un
parallèle entre le rebelle musulman du Caucase
et la ténacité d'une plante indestructible. L'artiste
y voyait un lien avec son propre « triptyque
irakien » et ses périples au Moyen-Orient et en
Asie. En 1851, soldat dans l'armée du tsar, Tolstoï
se trouvait en Tchétchénie ; il avait été témoin
des conflits au Caucase et de la saga de l'insurgé
Hadji Mourad. Les sites de l'expansion et des
conflits coloniaux – le Caucase dans le cas de
Tolstoï et de la Russie impériale – étaient, avec
Le Chardon, réimplantés dans la métropole, en
Arles, par le biais de projections d'espaces locaux
résolument anti-impériaux, ou plutôt anti-coloniaux,
au point de tourner en dérision l'idée
même de maîtrise humaine sur un territoire
« étranger » indigène. Nourrie de l'antihumanisme
de Robbe-Grillet, qui rejette
l'analogie anthropomorphiste, la stratégie
formelle de Sophie Ristelhueber met en avant la
suprême indifférence de l'espace, le spectacle
d'un monde profondément étranger.
Sensible au courant anti-humaniste, l'artiste
porte son regard sur un paysage neutralisé, fidèle
à un type de diversité culturelle tourné vers
l'Orient ; on en trouve un excellent exemple dans
son projet japonais intitulé
Le Tunnel (2003), où
elle utilise un extrait du
Derviche et la mort, de
Mesa Selimoviç, un Bosniaque d'origine mêlée.
Dans le roman, situé à Sarajevo, le personnage
principal, désespéré par la mort de son frère, se
livre à des réflexions inopportunes et antiromantiques
sur le monde, la terre et l'espace :
« L'espace nous accapare. Nous ne possédons de
lui que ce que l'oeil peut parcourir. Mais il nous
épuise, nous effraie, nous appelle, nous chasse.
Nous nous imaginons qu'il nous voit, mais nous
n'avons aucune importance à ses yeux, nous
disons que nous le maîtrisons, mais nous ne
faisons que profiter de son indifférence
(21) ».
Le
Tunnel est en apparence un pittoresque passage
piétonnier percé à flanc de montagne,
ressemblant à une grotte du 18e siècle, et
propose un périple dans la nature à la fois
organique et inorganique. Dans
Beyrouth,
photographies, qui découvre une piscine envahie
par des broussailles, l'artiste a recours à la
tradition du pittoresque des ruines – Hubert
Robert, Piranèse, les villes envahies de Max Ernst
dont s'inspire le romancier J.G. Ballard. Mais le
pathos, s'il y en a, est radicalement réduit par
l'épigraphe du texte accompagnant le livre, tirée des écrits « inhumains » de Lucrèce
(22). Cette
citation renvoie à d'autres thèmes de l'artiste,
notamment le vide des espaces désertiques. Dans
De Rerum Natura, Lucrèce postulait un univers
composé d'atomes irréductibles et de vide
(
inanio, rendre vide)
(23). On pourrait dire que
Sophie Ristelhueber retourne à ce vide et au
processus du retour au néant, même dans une
œuvre aussi tardive que
Le Chardon, qui s'ouvre
sur un long plan – rappelant le travail
topographique effectué pour la Datar – d'une
station de montagne montrant une piste « usée
par les skieurs
(24) ». Cette
kenosis se retrouve dans
l'attrait que suscitent les endroits désertiques
pour les artistes contemporains et pour les
penseurs de l'art et de la culture. Dans ce vide
sont introduits frontières spatiales, division,
creusement et séparation
(25).
Les représentations d'étendues désolées situées
dans des zones de conflit – Palestine, Irak et
Koweït – pourraient être comparées aux clichés
pris par Richard Misrach dans les secteurs de
tests nucléaires du désert du Nevada. Dans un
récent essai consacré à Misrach intitulé
« Scapeland », Rebecca Solnit analyse la
dimension imaginaire du désert : lieu isolé de
l'exil et du châtiment dans le récit biblique, puis,
plus tard, dans les années 1940, 1950 et 1960,
lieu apocalyptique de l'Ouest américain où « près
d'un millier de bombes nucléaires furent testées
sur un territoire grand comme le pays de
Galles
(26) ». Le désert « a des exigences qui minent
l'histoire de l'art que l'on pourrait appeler
théorie du paysage… Le paysage n'est pas une
analogie anthropomorphique
(27) », affirme-t-elle,
comme en écho aux critiques formulées par
Robbe-Grillet vis-à-vis de la projection. Rebecca
Solnit se demande si la pastorale, genre
structurant de l'art paysagiste, n'empêche pas de
« considérer plutôt le paysage comme un lieu
complexe où l'avenir se prépare, des guerres
secrètes se déroulent, des poisons sont dispersés,
des histoires sont inscrites
(28) ». Chez Misrach,
précisément, « le nostalgique, paysage de la
rêverie et de la retraite, est absent
(29) ».
Paradoxalement, les clichés du désert pris par
Misrach montrent une sorte de sublime
paranoïaque, tandis que Sophie Ristelhueber a
préservé les tensions de la pastorale en tant
qu'antipastorale. C'est sans doute dans
La
Campagne (1997) que l'ironie est la plus
frappante ; la mort s'est introduite dans le
jardin : « Pour évoquer le génocide en Bosnie,
des images de verdure, de paysages bucoliques
qui, si on s'en approche, contiennent des
maisons détruites, des arbres mitraillés
(30). »
Une nouvelle topographie d'absences
structurées
Ce sont des questions de vie et de mort qui
entrent en jeu dans les paysages dissimulés et
ambivalents de l'artiste, comme le montre le
choix des sites – non seulement dans l'ancienne
République fédérale de Yougoslavie, mais surtout
au Liban, en Syrie, en Irak. Le fantôme de l'accord Sykes-Picot de 1916 délimitant les zones
d'influence française et anglaise plane sur le
travail de Sophie Ristelhueber au Moyen-Orient,
et continue à se faire sentir dans le désastreux
héritage des anciennes colonies. Sa stratégie
– neutraliser les scènes de catastrophe en
présentant des documents impassibles et
décalés – n'est pas sans précédent. Les gravats
sur la route que l'on voit dans
WB rappellent les
clichés réalisés en Crimée par Roger Fenton.
C'est ce qu'avait déjà noté le critique Ian Walker
à propos de l'exposition de Sophie Ristelhueber à
l'Imperial War Museum de Londres en 1993 :
« 1855 : à Balaclava, Roger Fenton photographie
la Vallée de l'ombre de la mort, un endroit banal,
presque un non-lieu, jonché de boulets de
canon
(31). » Fenton est maintenant considéré
comme l'un des principaux représentants d'une
approche documentaire moderniste, aplatie,
désolée, à la recherche d'agrégats de matériel de
réserve. Dans les années 1980, Sophie
Ristelhueber a suivi cette trajectoire
documentariste à la fois « moderne et
classique
(32) », s'inscrivant dans le mouvement de
l'époque, caractérisé par l'intérêt pour la
topographie, et dont John Davies fut l'un des
représentants dans le nord de l'Angleterre. Les
deux artistes travaillaient pareillement pour des
agences gouvernementales : Sophie Ristelhueber
pour la Datar, John Davies pour l'Arts Council de
Grande-Bretagne. Tous deux avaient pour sujet et
point de vue le transport ferroviaire. Sophie
Ristelhueber avait choisi une approche
structurelle et analytique pour représenter les
paysages ferroviaires. « Je m'étais fixé un
programme précis comprenant tous les types de
paysages visibles de la voie ferrée : industriel,
urbain, de petite et haute montagne, des
vignobles, de la mer, de la plaine. En procédant
de façon systématique, méthodique, après m'être
rendue partout, je me suis rapidement aperçue
des endroits où j'avais un point de vue
intéressant
(33). » De la même manière, John Davies
détaillait viaducs, voies d'approvisionnement et
centrales d'énergie, suggérant une nouvelle
fascination pour un monde sous l'emprise de la
technique, qui, malgré sa présence écrasante,
était peut-être en train de disparaître, ou du
moins de se transformer sous la pression des
forces économiques de la fin du XXe siècle. À
l'instar du couple Becher, pilier de l'école de
Düsseldorf, John Davies et Sophie Ristelhueber
s'attardaient sur les indices matériels, mais
montraient aussi certains aspects de l'ossature
du paysage. Davies trouva à Sheffield et à
Stockport l'occasion de mettre en évidence un
sublime aérien. Sophie Ristelhueber, quant à elle,
qui s'était intéressé auparavant aux sinuosités du
réseau de transport, était, comme Davies,
particulièrement attirée par les hauteurs
empierrées et montagneuses, comme en
témoigne
Aux environs de Mont-Louis (Pyrénées-
Orientales) en mars 1984.
Dans les années 1980, la photographie
topographique avait trouvé un nouvel élan, sous
l'impulsion notamment des « nouveaux
topographes » américains, Lewis Baltz, Robert
Adams et Joe Deal, qui se firent connaître lors
d'une exposition organisée en 1975 à la George
Eastman House. En 1979, Robert Adams participa
à la Biennale de Venise, contribuant ainsi à
diffuser cette nouvelle approche du paysage en
Europe continentale. Le mouvement se poursuivit
en 1981 grâce à l'Arnolfini Gallery de Bristol, qui
monta une exposition itinérante intitulée
New
Topographics. Dans un essai publié dans le
catalogue accompagnant l'exposition, Paul
Highnam signalait « une nouvelle sensibilité…
un manque d'engagement émotionnel », relevant
« les accusations, de la part de certains critiques,
de froideur, de distance, de banalité
(34) ». On peut
sans doute établir des liens entre la redéfinition
du paysage proposée par les nouveaux topographes américains et celle de Sophie
Ristelhueber à partir de ce que Paul Highnam
appelle « le style réducteur des images [qui], tout
en évoquant le minimalisme par certains côtés,
[montre] des traces de vie qu'un examen attentif
et prolongé des photographies révèle
abondantes
(35) ». Mais la comparaison vaut
surtout pour la thématique d'une autre trace :
celle de la présence absente
(36).