Claude Rutault est mieux connu comme artiste que comme écrivain. C'est assez paradoxal car on pourrait dire de lui, comme on le fait de certains architectes, que c'est un « artiste de papier ». En effet, ce qui constitue le principe de son œuvre depuis 1973, est un vaste ensemble de protocoles écrits à partir d'une définition radicale du tableau : « une toile tendue sur châssis peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée ».
Dans l'histoire analytique de la peinture moderne, deux artistes auront su aller au-delà de la butée monochrome :
Niele Toroni et Claude Rutault. Le premier avec ses empreintes de pinceau numéro 50 espacées de 30 cm, le second avec ses notices descriptives ou prescriptives qui délèguent et déterminent la tâche du « preneur en charge », autrement dit de qui (personne ou institution) se charge de réaliser une « définition/méthode », c'est la formule de l'artiste, en appliquant son programme.
C'est dire l'importance de la lecture et donc de l'interprétation du texte dans l'œuvre de C. Rutault. C'est dire surtout qu'il faut prendre cet artiste « au pied de la lettre ». Il est probablement le seul dans ce cas de figure. Cela ne signifie pas que l'on puisse réduire son œuvre à un corpus conceptuel qui pourrait se passer de toute actualisation plastique, de toute « mise en œuvre » physique. Une « définition/méthode », contient tous les possibles d'une œuvre mais elle ne saurait en tenir lieu. Elle en est la condition de possibilité, une condition nécessaire et insuffisante puisqu'elle ne saurait tout dire de chaque possible qu'elle suppose. Le réel qui s'en déduit l'excède littéralement : « chaque nouvelle lecture / entraîne / la peinture ailleurs » (p. 136)
En cela, l'œuvre programmatique de C. Rutault est aussi à lire comme une expérience littéraire des limites du langage.
De même que l'artiste n'a pas cessé de peindre pratiquement depuis qu'il a mis en place son dispositif descriptif/prescriptif (il a par exemple repeint, c'est-à-dire recouvert d'une couche monochrome grise ses anciens tableaux « figuratifs » ; il a aussi réalisé lui-même certaines de ses « définitions(méthodes »), de même a-t-il eu toujours soin de réviser son œuvre « définitionnelle », amendant, augmentant, redistribuant son corpus assemblé successivement en deux volumes parus en 2000 et en 2016.
Cherchant à réduire la peinture à sa plus simple expression, C. Rutault s'est engagé dans une interminée/interminable entreprise de déploiement discursif des variations possibles à partir de son thème initial. C'est ainsi qu'on peut lire ce massif textuel comme l'
ekphrasis du musée imaginaire de son « travail ». Le lecteur y devient visiteur d'une rêverie contemplative qui s'attache à tous les aspects de l'œuvre d'art : constituants, contextes, conditions, etc.
Il y a un ton propre à C. Rutault, on pourrait aussi dire un style de pensée, tout en retenue méditative, ressassement, variations de focale, adossement historique, généralisation intempestive, reprises inépuisées, auto-analyse, inquiétude productive, inlassable : « la phrase prendra appui sur l'effacement / de celle qui l'a précédée » (p. 13). On retrouvera ce style dans
déca-l'âge dont c'est ici le fac-similé fidèle. Un volume entier de notes, un cahier de pensée, une traversée des nuits de réflexion entre sommeil et insomnie, rêve et rationalisation.
Le lecteur suivra, par-dessus son épaule, l'artiste au travail sur la partition, manuscrite au jour le jour, de son écoute intranquille : « j'aime écrire avec un stylo à plume, à l'encre noire sur un papier blanc » (p. 9). C'est l'antichambre des textes à caractère fictionnel que C. Rutault a écrits en marge du « livre » absolu des « définitions/méthodes » et par lesquels il poursuivait la peinture par d'autres moyens. Un livre d'heures décalé, patient, sévère, serein, intransigeant, « en attendant la fin du monde » (p. 13).
Claude Rutault (1941-2022) est un peintre conceptuel français dont l'ensemble de l'œuvre vise à une déconstruction générale des modes d'existence du tableau.
Claude Rutault ne réalise pas ses toiles lui-même, il ne les fait pas fabriquer dans son atelier, il ne supervise pas ses accrochages, il rédige par contre un ensemble de consignes, d'instructions et de recommandations appelées « définitions/méthodes ». Celles-ci sont méticuleusement suivies par un collectionneur, un musée ou une galerie qu'il appelle les « preneurs en charge » et qui s'attellent à les « actualiser ».
L'origine de sa réflexion naît en 1973, lors de la mise en peinture des murs de sa cuisine, pendant son aménagement dans sa nouvelle maison. Il repeint dans la foulée une des toiles qui s'y trouve pour la raccrocher ensuite. Depuis, il réfléchit et approfondit la portée de son acte. Sa première « dé-finitions/méthodes » (1973) porte le numéro 1 : toile à l'unité « une toile tendue sur châssis peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. Sont utilisables tous les formats standards disponibles dans le commerce, qu'ils soient rectangulaires, carrés, ronds ou ovales. L'accrochage est traditionnel. »
Ses toiles ont une durée de vie limitée. En effet, si le « preneur en charge » vient à décider de la déplacer ou de repeindre le mur sur lequel elle est accrochée, il sera obligé d'en faire de même pour la toile et lui donnera par conséquence une nouvelle identité, il la « réactualise ». Les consignes des « définitions/méthodes » sont claires, courtes et simples. Leurs exécutions dépendent uniquement du « preneur en charge ». Leurs interprétations, le suivi des consignes, les formes, les couleurs, l'emplacement, le contexte, participent à l'absence de maîtrise que Rutault a sur elles. Ces paramètres sont imprévisibles, liés uniquement au « preneur en charge » et ne peuvent pas être anticipés. Si ses toiles évoluent de manière imprévue, le « preneur en charge » devra en avertir Rutault.
Au fil de temps, il a dû accepter que ses toiles aient leurs propres chemins et leurs propres existences. Elles évoluent sans balises, sans contrôle de sa part. Ses « définitions/méthodes » ont décrit la naissance de centaines de toiles dont il n'est plus responsable au fil du temps qui passe.