Une œuvre inédite basée sur une série de photographies réalisées par Richard Prince lorsqu'il était étudiant en France : un livre d'artiste avec lequel Prince ouvre une fenêtre sur sa période de formation.
« Je suis allé en France en 1968. Plus précisément à Caen, pour étudier les
sciences humaines. J'ai tenu le coup deux semaines, avant d'aller à Paris
visiter les musées. J'avais juste commencé à lire des livres. J'avais toujours
été gravement dyslexique et ça m'avait empêché de lire tout ce qui était
imprimé sur une page. J'ai résolu le problème en forçant mes doigts à
toucher chaque mot. J'étais aussi incapable d'épeler. Le premier livre que
j'ai réussi à lire était Run, River de Joan Didion. Puis j'ai lu Americana de Don
Delillo. J'étais plus doué pour regarder et faire des dessins de ce que je
regardais. J'ai toujours su dessiner. C'était comme de jouer du piano à
l'oreille. C'était facile… un don de dieu. Ma mère m'avait donné un appareil
photo. 35 mm. Qui prenait des diapositives. J'ai utilisé mon premier rouleau
de pellicule sur le bateau avec lequel je suis venu. Un voyage de 7 jours
depuis NY sur un petit bateau de croisière italien rempli d'étudiants partis
comme moi pour l'étranger. J'apportais mes rouleaux de pellicule pour les
faire développer dans un magasin d'affiches et de cartes postales situé près
de mon hôtel. Ils venaient d'inventer ces grandes affiches noir et blanc de
stars de cinéma. Des gens comme James Dean et Steve McQueen. Peter
Fonda et Charles Bronson. Ca ne coûtait presque rien. En choisir un et
l'accrocher sur son mur paraissait être quelque chose qu'un jeune artiste se
devait de faire. Au milieu des présentoirs de cartes postales, il y avait ces
diapositives de monuments, de châteaux et de fleuves, et de bâtiments
importants... six diapositives par feuille... des images qui semblaient avoir
été pensées et prises par des photographes professionnels. Elles étaient
étrangement colorées, et paraissaient avoir été reproduites des millions de
fois. J'ai acheté une feuille complète de châteaux. Je l'ai appelée La magie des
châteaux en Espagne.
Je suis resté trois mois à Paris avant d'acheter un pass Eurail... valable
pour un mois, et j'ai commencé à voyager et à vivre en train. Je voulais
visiter toutes les grandes villes d'Europe, et tous les grands musées. Je
voulais voir l'art que j'avais vu dans les livres... mais en vrai..., fidèle à
lui-même, le seul et l'unique. Je me suis d'abord arrêté à Florence. Je me
souviens avoir pensé, quand j'ai vu le David de Michel-Ange à
l'Académie, je me souviens enfin... une émotion étrange s'est emparée
de moi, la communication de quelque chose, un esprit m'a traversé de
part en part, m'a donné un coup sur la tête et m'a réveillé... me rendant
à nouveau vivant, comme je ne l'avais jamais été auparavant, et m'a
enveloppé d'un sentiment de bien-être. Enfin, je me sentais bien. J'ai
acheté une carte postale et une feuille de diapositives de la chose car vous
n'aviez pas la permission de prendre des photos de la sculpture. Peut-être
est-ce comme ça que tout a commencé. L'achat des diapositives. C'est
ce que je montrerais et c'est ce qu'ils verraient. Je placerais mes
diapositives sur le chariot et je m'assurerais qu'elles soient à l'envers et
la tête en bas pour être projetées correctement. Je voulais qu'elles soient
lisibles et nettes. Je voulais qu'elles aient l'air incroyable. Je voulais
qu'elles aient l'air normal. Incroyablement normal, c'était ce que je
voulais. Je voulais leur montrer où j'avais été, ce que j'avais vu. Je
mélangerais mes propres diapositives à celles que j'avais achetées. Côte
à côte. Les leurs et les miennes. Mes propres diapositives... mes propres
prises de vue devaient ressembler à celles qui pouvaient être achetées en
magasin... Ainsi, quand j'allais visiter un château célèbre, je marchais
pendant des heures pour trouver le meilleur point de vue. C'était ce dont
j'avais besoin. Le meilleur. Juste comme ce que vous pouviez acheter.
Après un temps, il n'y aurait plus aucune différence, mon point de vue
serait identique aux leurs. En fait, je n'avais pas de point de vue. Un peu à moi. Un peu à eux. Tout à eux. Aucun à moi. J'ai commencé à penser...
à moi, pas à moi. Je voulais mélanger et confondre et transformer en
autre chose. Je voulais que le château devienne quelque chose d'autre.
Je voulais un château magique. »
Richard Prince
Publié à l'occasion de l'exposition éponyme au
Consortium, Dijon, en 2011.
L'artiste américain Richard Prince (né en 1949 à Panama, vit et travaille à New York) est l'un des précurseurs de l'art de l'
appropriation. En re-photographiant des images publicitaires ou en recyclant des éléments de la culture populaire qu'il recadre ou reproduit, sérigraphie, agrandit ou réorganise au sein de collages,
il pose la question, en jouant avec la vacuité signifiante qui caractérise ces clichés, des fondements de la mythologie américaine, mais aussi de la paternité de l'œuvre, du plagiat, de la propriété intellectuelle et de la diffusion de l'image.