Cette luxueuse publication présente sur plus de 300 pages un ensemble de 83 œuvres historiques des années 1960 – des livres d'artiste composés de collages, dessins, aquarelles et peintures – jamais montrées ni reproduites à ce jour, avec un essai de Pierre Péju.
Si les travaux de jeunesse de Kiefer, réalisés de manière artisanale avec des moyens plastiques modestes et des matériaux pauvres et ordinaires (carton, papier, colle, fleurs séchées, boîtes, cahiers couverts d'écriture et de photos en noir et blanc barbouillées), tranchent, sous leur aspect minimaliste, fragile et intimiste, avec le gigantisme, le grandiose et la maîtrise technique qui deviendront la « marque » de l'artiste, ils semblent pourtant annoncer la plupart des grands thèmes kieferiens développés dans les œuvres postérieures. Ils constituent aussi une entreprise singulière qui, en se déployant sur le support du livre considéré comme œuvre à part entière, interroge les relations entre l'art, la mémoire et différentes formes d'écriture (la littérature, la poésie, la philosophie, l'histoire).
Parmi les œuvres réunies par la galerie Yvon Lambert, certaines
ont été conçues autour de l'année 1969, alors que l'artiste avait 24 ans : « Pour Genet », l'« inondation de Heidelberg », ou encore « Symboles héroïques », étranges
livres cartonnés dans lesquels sont collées des photographies, des aquarelles, des fleurs
séchées. Sur leurs pages, déjà, Kiefer griffonnait des noms propres appartenant à son étrange
et obsessionnel panthéon. Le nom de
Jean Genet surgit ainsi entre ceux de Wagner, de
Beuys,
ou de Jeanne d'Arc ! Ces indications énigmatiques semblent égarées au milieu de clichés qui
nous provoquent et nous troublent. Elles méritent d'être décryptées et restituées dans la
démarche de ce plasticien de la démesure.
Il est en effet important de revenir aujourd'hui à ces livres qui nous rappellent des
« moments » d'interventions audacieuses d'Anselm Kiefer : il s'agit de vues ou de visions,
d'images lourdement chargées de souvenirs et de symboles mais que le noir submerge, mais
aussi d'autoportraits de l'artiste, dans des tenues saugrenues, chemise de nuit, robe de laine, et
faisant un salut hitlérien dans des lieux grandioses ou dérisoires. À l'époque, le jeune Kiefer a
voulu, à lui tout seul, se livrer à ce qu'il appelait une « occupation » grinçante d'espaces
significatifs, mais ces gestes et ces clichés ont été l'objet d'un scandale d'incompréhension, voire de sidération, y compris dans les milieux artistiques les plus radicaux : la critique
d'alors n'admettait pas l'interrogation pathétique et provocatrice de Kiefer.
En découvrant ces livres étranges datant de près de quarante années, tous ceux qui croient
connaître Anselm Kiefer (...)
devront admettre que, depuis le début, l'innommable et subtile substance qui irrigue comme
un sang gris, toutes les créations de Kiefer, depuis ses interventions ou installations les plus
précoces jusqu'aux œuvres les plus récentes ayant acquis une renommée mondiale, ce sang se
nomme non pas l'« Histoire », ou même « le passé qui ne passe pas » ou bien « le destin de
l'Allemagne » : il se nomme « Tragédie » (...).
Pierre Péju
Publié à l'occasion de l'exposition éponyme à la galerie Yvon Lambert, Paris, du 19 mai au 26 juin 2010.
Né en 1945 à Donaueschingen, Allemagne, Anselm Kiefer vit et travaille en France. Son œuvre, forte et difficile, dans laquelle alternent paysages et peintures d'histoire, est emprunte de références au passé nazi de son pays natal.