extrait
Préface (p. 13-15)
Une rumeur veut que Hans Ulrich Obrist ait quitté son pays natal en raison
de son débit, trop rapide pour les Suisses. Depuis, cette volubilité
est à l'origine d'un extrême niveau de productivité, essentiel à son activité.
Les personnes atteintes de logorrhée n'incitent généralement guère
les autres à communiquer ; ici, Obrist se hâte au contraire de laisser les
autres parler.
Ce texte a commencé comme une courte introduction pour la
présentation du premier livre d'entretiens d'Obrist avec « 400 penseurs
éminents » à la Biennale de Venise 2003. Depuis lors, le rythme de la frénésie
productive d'Obrist n'a fait que s'accentuer, en parallèle avec l'accélération
constante du monde de l'art.
Le commissariat d'exposition est une profession qui manie l'applaudissement
et le blâme, un système de sélection, d'exposition et de
jugement. Les commissaires aident de jeunes talents à se lancer, puis
renvoient ces mêmes talents dans les cordes dès lors qu'ils ont épuisé
notre curiosité. Quand, il y a dix ans, j'ai découvert pour la première fois
leur désinvolture touchant la vie et leur routine de la mort, j'ai été choqué
par cette véhémence jacobine, étonné par ces certitudes ; les commissaires
semblaient les derniers habitants d'un monde en noir et blanc.
Hans Ulrich Obrist est un véritable commissaire, participant impliqué
dans ce processus – la façon dont ses yeux se perdent dans quelques
limbes intérieurs pour suggérer que tel artiste n'est plus viable est inimitable,
drôle presque, s'il n'était quelque peu sinistre dans son pur mécanisme
éliminatoire…
L'engagement d'Obrist dans ces entretiens représente peut-être
sa contre-offensive la plus claire à la mainmise du commissariat d'exposition.
Obrist l'interviewer serait-il la face cachée de l'Obrist commissaire
? Là où celui-là serait accommodant, curieux d'explorer l'esprit
d'autrui – sans coupe ni purge –, celui-ci serait sélectif et exclusif.
Aucune parcelle d'intelligence n'est trop modeste pour échapper à l'attention de Hans Ulrich Obrist. Obrist pose des questions « normales »,
méticuleusement préparées, avec une insistance telle qu'elles finissent
par révéler des recoins insoupçonnés. Car sa connaissance de la vie de
ses interlocuteurs dépasse souvent la leur.
C'est l'intérêt omnivore de Hans Ulrich Obrist qui en fait un
interviewer inestimable ; son goût pour l'anachronique, l'oublié, le
profondément démodé donne à ses entretiens un caractère de justesse,
et non de jugement.
L'ensemble des entretiens et écrits d'Obrist représente un effort
héroïque pour préserver les traces de la pensée de ces cinquante dernières
années, pour faire sens de l'apparemment décousu, une barrière
contre l'oubli systématique qui se cache au coeur de l'âge de l'information,
et qui forme d'ailleurs peut-être son projet secret…
Mais au coeur des pratiques d'Obrist – dont celle de commissaire –
sont ancrées des méthodes et des formules capables d'enrayer le processus
curatorial d'élimination. Obrist a eu la naïveté et l'audace de s'aventurer
dans d'autres cultures, tirant parti du manque d'estime de soi
culturelle des petites nations, propice au point de vue anthropologique.
Nombre de ses expositions se basent, non pas sur la singularité du commissaire,
mais sur une autorité diffuse ou multiple, qui s'auto-engendre
ou résulte d'« automatismes » et de procédures tendant à éliminer le
commissaire au profit d'un processus plus aléatoire ou plus impartial.
Certaines expositions d'Obrist laissent tout simplement les choses se
faire.
Alors que l'économie du monde de l'art explose, l'idéalisme
d'Obrist peut apparaître comme une tentative donquichottesque de
modifier la course du géant. Les préfaces d'Obrist – qui sont en fait des
séries de minimanifestes imbriqués – résonnent des tentatives passées
pour perturber la suffisance du monde de l'art par des retours agit-prop à
Dorner ou autres héros de l'instable et de l'inattendu. « Mobile »,
« inévitablement incomplet », « dynamique », de ses objectifs habituels
ressort une vive exigence de radicalisation, au moment même où le système
de l'art subit une puissante évolution dans le sens inverse. Son rôle à la fois de critique et d'acteur dans le meilleur des mondes de l'art est
un numéro de corde raide, plein de suspense et de ravissement.
Hans Ulrich Obrist, finalement, crée des communautés. Il lie et
entrecroise les esprits : chaque exposition, chaque conversation se double
d'une spirale de références à d'autres générations et champs de
réflexion, à d'autres beautés, compétences, sensibilités et parentés.
Rem Koolhaas