Elie During -
Matière de rêve (p. 11-13)
Le dispositif des
Light Machines a la simplicité de toutes les belles inventions. Un millier d'ampoules
électriques disposées en grille (32 sur 32, soit 1024 exactement) sur un support plan en aluminium,
forment la trame analogique chargée de reproduire une image vidéo en basse résolution. Chaque ampoule
répond à un pixel de la trame digitale en s'allumant, en s'éteignant, ou en variant continûment l'intensité
de la lumière propagée, conformément aux mouvements codés dans l'image « originale ». La traduction
est d'abord une opération de simplification par recodage : le signal vidéo s'y trouve réduit à de pures
intensités de lumière électrique distribuées et modulées de proche en proche sur toute la surface du
« tableau ». Cette simplification est aussi un changement de régime, puisqu'elle finit par brouiller la forme
originale, comme il arrive lorsqu'on agrandit une photographie. Le tableau exige du spectateur qu'il
prenne du recul pour redonner à l'image son allure globale et sa signification. Mais dans le même temps, il
l'appelle irrésistiblement à lui. Il y a là une expérience sensorielle complète, à la fois visuelle et corporelle :
il faut compter avec la possibilité de circuler en tous sens dans un espace d'exposition ponctué par la
présence erratique des panneaux, dressés comme autant de sculptures ou de stèles – sans parler de la
chaleur intense produite par ces murs d'ampoules.
Que gagne-t-on à cet échange, à ce passage de l'image électronique à l'image électrique ? En
premier lieu, quelque chose comme une fulgurance, que traduit bien l'effet de sidération produit sur
le spectateur. Il y a dans les scènes engendrées par les
Light Machines une immédiateté qui n'a pas
son équivalent dans l'image cinématographique, pourtant réputée naturellement mimétique. Leur
manque d'abord la structure narrative : Xavier Veilhan a choisi de passer en boucle des séquences
courtes, alternant travellings et plans fixes. Pas de montage à proprement parler : plutôt un collage
d'images animées. On y reconnaît des formes génériques, dépouillées de leurs détails, ramenées à des
rapports intensifs de luminosité : un cheval, le buste d'une femme, un oeil en gros plan, une route
cadrée par le pare-brise d'une voiture, le plongeon d'une nageuse, la danse d'un personnage informe.
Ces figures, nous le voyons bien en nous en rapprochant, se réduisent à des propriétés abstraites, ou
matérielles, ce qui ici revient au même : ce sont des pans, des traînes, ou encore d'épaisses masses
mouvantes taillées dans l'obscurité.
Le principe du dispositif est transparent (beaucoup plus immédiat, en ce sens, que celui du
cinématographe) ; ses effets en sont d'autant plus surprenants. On a le sentiment d'assister à une
nouvelle genèse des formes. Les
Light Machines sont des matrices. Elles transposent sur le mode
« low tech », avec le « grain » grossier des ampoules serrées les unes contre les autres, le principe
même de la trame vidéographique. Mais en rejouant ainsi les images digitales dans un médium
analogique, elles leur confèrent une présence singulière. « Ce qui m'importe, c'est vraiment le
domaine visuel dans son immédiateté, c'est-à-dire sans médiation, dans l'instantané », explique
Xavier Veilhan (entretien paru dans Libération, 19 août 2006). C'est précisément ce souci qui le
rapproche de certaines pratiques du cinéma expérimental, bien que ses machines soient
incomparablement plus sobres : on songe au
Licht-Raum-Modulator de Laszlo Moholy-Nagy,
modulateur espace-lumière destiné à engendrer sans fin de purs rythmes de lumière électrique,
véritables ballets photocinétiques.
Voilà pour le dispositif. Il n'est pas difficile d'y voir l'application d'une formule de l'artiste, à la
fois ironique et juste : « je fais du pop minimal motivé par un programme conceptuel ». La référence
pop est évidente : les formats carrés, avec leurs images génériques, font naturellement songer aux
enseignes lumineuses et aux graphiques animés qui égayent nos décors urbains. Le minimalisme tient au procédé lui-même, à la perte du détail et de l'anecdote qu'entraîne l'épuration des images.
Les
Light Machines de Veilhan sont aussi pop que ses sculptures laquées à la peinture industrielle ;
aussi minimales que son studio recouvert d'un film plastique noir. Quant au programme conceptuel,
il s'accomplit précisément dans l'écart ou l'espace intermédiaire dégagé par le processus de
traduction lorsque l'immatérielle pellicule de l'imagerie digitale se décolle et se dissout dans le
médium à la fois chaud et impersonnel des murs d'ampoules. Il y a là quelque chose d'analogue au
geste par lequel les
Paysages-Fantômes, en sablant des plaques d'aluminium, transforment une
photographie numérique en tableau-sculpture. Il faudrait donc parler d'images-fantômes : images
sans référent et même sans écran, images suspendues, flottantes, réduites à de pures pulsations de
lumière, fugitivement incarnées dans les bulbes des ampoules clignotantes qui leur donnent vie, les
font vibrer un instant, comme parcourues de frémissements lumineux, avant de les replonger dans le
noir. Et certes, comme l'a bien montré
Michel Gauthier, un des enjeux conceptuels des
Light Machines est de nous faire toucher du doigt, à la faveur de ce spectacle, l'abolition de tout
antagonisme entre abstraction et figuration. Les images, perceptibles de loin, replongent dans un pur
jeu de lumière et de formes abstraites dès que se réduit la distance entre elles et nous : « de
l'abstraction à la représentation, il n'y a donc que quelques pas » (« Xavier Veilhan, recto & verso »,
art press, septembre 2004). L'abstraction, pourrait-on dire, est une question de résolution, donc de
degré, non de nature : c'était déjà la leçon de
La Plage, avec son paysage panoramique en basse
résolution, réduit à une simple trame à force d'être pixellisé.
Il y a lieu de se demander, cependant, si la pratique photographique, avec la possibilité qu'elle offre
d'agrandir un cliché jusqu'à le rendre méconnaissable, n'avait pas administré depuis longtemps déjà
cette leçon que chacun peut vérifier, plus simplement, en allant coller son nez sur un Rubens ou un
Delacroix pour mieux en apprécier la « pâte », comme font les amateurs qui s'imaginent pouvoir
saisir la manière d'un peintre à travers un informe jeu de matière et de couleur. Mais l'essentiel,
justement, n'est probablement pas là. Les images flottantes et mutiques produites par les
Light Machines ont peut-être moins à voir avec la question de l'abstraction (dans son rapport à la
représentation) ou celle de l'idéalité de la forme (dans son rapport à la matérialité du médium),
qu'avec le virtuel, qui est déjà le problème de l'image numérique par différence avec la photo
argentique ou l'image cinématographique. Du virtuel, on pourrait dire que les
Light Machines offrent
une version rustique, tout en en accentuant le caractère spectral. Car les images-fantômes
matérialisées par le frémissement des ampoules sont moins la traduction d'une perception ordinaire
que l'équivalent plastique d'une espèce de persistance rétinienne. L'important n'est pas que les
images, traduites en purs quanta de lumière et d'ombre, s'en trouvent défigurées, mais que la vision
replonge par là dans une sorte de matérialité de l'image qui n'est pas l'autre de la représentation, en
effet, mais quelque chose comme sa doublure ou sa face nocturne : rendue à une forme de rêverie
matérielle, l'image ne s'abolit pas mais atteint son état le plus détendu, son point de dispersion
maximal. Qu'est-ce qu'une image-fantôme ? Pas une abstraction, ni même une image mentale, mais
ce que retient de l'image réelle la face interne d'une paupière fermée, offerte à la lumière.
Il n'y a pas de verso de l'image, pas de médium ou de fond opaque opposé à la figure (en quoi le
minimalisme est encore pieux), mais seulement un bruissement ou un clapotis d'intensités
lumineuses, purs rapports différentiels qui ne feront image qu'à la faveur d'un acte de synthèse
perceptive, en se trouvant (ré)intégrés de proche en proche dans une forme globale. Voilà le virtuel,
qui est la doublure ou plutôt la frange de toute image. Envisagées sous cet angle, les
Light Machines
évoquent une espèce de fantasmagorie dont
Bergson a dégagé l'enjeu dans un petit texte où s'ébauche une théorie matérialiste (c'est-à-dire non herméneutique) du rêve. On associe couramment le rêve au
simulacre, à l'illusion, au fantasme, pour mieux l'opposer à la réalité tangible du perçu. C'est cette
idée reçue qu'il faut commencer par corriger :
« Mais d'abord, n'y a-t-il rien du tout ? Une certaine matière sensible n'est-elle pas
offerte à la vue, à l'ouïe, au toucher, etc., dans le sommeil comme dans la veille ?
Fermons les yeux et voyons ce qui va se passer. Beaucoup de personnes diront qu'il
ne se passe rien : c'est qu'elles ne regardent pas attentivement. En réalité, on
aperçoit beaucoup de choses. D'abord un fond noir. Puis des taches de diverses
couleurs, quelquefois ternes, quelquefois aussi d'un éclat singulier. Ces taches se
dilatent et se contractent, changent de forme et de nuance, empiètent les unes sur
les autres. Le changement peut être lent et graduel. Il s'accomplit aussi parfois avec
une extrême rapidité. D'où vient cette fantasmagorie ? Les physiologistes et les
psychologues ont parlé de “poussière lumineuse”, de “spectres oculaires”, de
“phosphènes” ; ils attribuent d'ailleurs ces apparences aux modifications légères qui
se produisent sans cesse dans la circulation rétinienne, ou bien encore à la pression
que la paupière fermée exerce sur le globe oculaire, excitant mécaniquement le nerf
optique. Mais peu importe l'explication du phénomène et le nom qu'on lui donne. Il
se rencontre chez tout le monde, et il fournit, sans aucun doute, l'étoffe où nous
taillons beaucoup de nos rêves. » (« Le rêve », in L'énergie spirituelle).
Ce sont ces taches de couleur, de lumière et d'ombre qui, lorsqu'elles se consolident au moment où
nous nous assoupissons, dessinent les contours des objets qui composeront le rêve. Et que nous
retrouvons si nous faisons l'effort, au réveil, de retenir les images du rêve sur le point de se dissiper :
« Alors on voit les objets du rêve se dissoudre en phosphènes, et se confondre avec les
taches colorées que l'oeil apercevait réellement quand il avait les paupières closes. On
lisait par exemple un journal : voilà le rêve. On se réveille, et du journal dont les lignes
s'estompent il reste une tache blanche avec des raies noires : voilà la réalité. Ou bien
encore le rêve nous promenait en pleine mer ; à perte de vue, l'océan développait ses
vagues grises couronnées d'une blanche écume. Au réveil, tout vient se perdre dans une
grande tache d'un gris pâle parsemée de points brillants. »
L'étoffe de nos rêves est faite de cette « poussière visuelle ». Les
Light Machines en produisent une
sorte d'équivalent diurne. Elles suggèrent aussi à leur manière que notre vision du monde réel
(médiatisée ou non par les appareils d'enregistrement vidéo) s'élabore à peu près comme nos songes.
C'est là, d'ailleurs, le point vers lequel convergent les réflexions de
Bergson : la perception est une
espèce d'hallucination continue par laquelle nos souvenirs, « fantômes invisibles » tapis dans
l'obscurité de nos mémoires, se projettent sur la surface lumineuse et frémissante où s'ébauchent les
formes. La moindre sollicitation (une zébrure dans l'obscurité, un tourbillon de poussière dans
l'aveuglante blancheur du réel) les fait s'élancer au dehors pour s'insérer dans le cadre perceptif et
nous faire reconnaître des figures, des objets. Ainsi l'état de veille ne diffère pas en nature du rêve où
nous croyons errer : c'est une question de degré, ou de régime d'activité. Les images-fantômes de
Xavier Veilhan donnent de cette intuition une transposition plus immédiate, et souvent plus élégante,
que les débauches d'artifices de l'imagerie « virtuelle ».