Aborder l'oeuvre de Marcel Broodthaers par le biais d'un rapport
établi entre Poète et Muse a tout l'air d'un paradoxe – voire d'un
mauvais paradoxe. À première vue, s'il existe un travail tout entier
arc-bouté contre la mythification du statut de l'artiste et de son
inspiration, c'est celui de l'homme qui déclarait emblématiquement
– et humoristiquement – dans le carton aujourd'hui célèbre
invitant au vernissage de sa première exposition, en avril 1964
à la Galerie Saint-Laurent à Bruxelles :
Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque
chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment déjà que je ne suis
bon à rien. Je suis âgé de quarante ans…
L'idée enfin d'inventer quelque chose d'insincère me traversa l'esprit
et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma
production à Ph. Edouard Toussaint le propriétaire de la Galerie Saint-Laurent.
Mais c'est de l'art, dit-il, et j'exposerais volontiers tout ça.
D'accord, lui répondis-je.
Si je vends quelque chose il prendra 30%,
Ce sont paraît-il des conditions normales
Certaines galeries prenant 75%.
Ce que c'est ?
En fait, des objets. (1)
Imprimée recto verso sur le papier glacé de pages de magazines de
mode contemporains remployées pour l'occasion, cette déclaration
place d'emblée l'activité de Broodthaers sous la triple égide de la
réussite commerciale, de l'absence de sincérité, et d'un malentendu – voire d'un mensonge – concernant le statut artistique des objets
produits.
En quoi consiste l'inspiration soudaine ici mise en jeu ? En l'idée
de vendre, par le biais d'un intermédiaire qui prélèvera au passage
une importante commission, des « objets » dont le statut artistique,
qui ne va pas de soi pour leur producteur, sera garanti auprès de
ses clients par ce même intermédiaire : le propriétaire de la galerie.
Et cela sans que soit pour autant levé un doute persistant sur le
bien-fondé de ce statut : « Ce que c'est ?
En fait, des objets
(2). »
Du livre à son interdit : l'espace
Le « bon à rien » qui invite ainsi les chalands à son premier vernissage
est un poète – mais aussi un libraire, un journaliste, un photographe
et un cinéaste d'occasion – qui, vers la fin de 1963, a scellé son entrée
dans les arts plastiques en plâtrant « à moitié » le solde invendu d'une
plaquette de poèmes, intitulée
Pense-Bête, publiée plus tôt la même
année. C'est cet objet, démultiplié et enrobé de sa nouvelle gangue,
qui sera présenté quelques mois plus tard au public des arts, cette
fois-ci en tant qu'oeuvre
plastique.
Avant d'atterrir dans une galerie, posé sur un socle comme une
vraie sculpture,
Pense-Bête avait fait l'objet d'une première
intervention « artistique ». Peu près sa parution, Broodthaers en
avait individualisé la majorité des exemplaires, au moyen de
morceaux de papier gommé de couleur. Leurs formes
géométriques simples (rectangles, cercles, parallépipèdes et cercles
joints formant comme un trou de serrure) ponctuaient, et plus
souvent masquaient partiellement, le texte imprimé des poèmes.
La sculpture qu'exposait la Galerie Saint-Laurent radicalisait donc
une entreprise d'
interdiction de la lecture esquissée déjà par les suppléments graphiques de la plaquette. Dans un entretien réalisé
dix ans plus tard, Broodthaers allait tirer les leçons de cette
tentative renouvelée :
Le livre est l'objet qui me fascine, car il est pour moi l'objet d'une
interdiction. Ma toute première proposition artistique porte
l'empreinte de ce maléfice. Le solde d'une édition de poèmes, par moi
écrits, m'a servi de matériau pour une sculpture. J'ai plâtré à moitié
un paquet de cinquante exemplaires d'un recueil, le Pense-Bête. Le
papier d'emballage déchiré laisse voir, dans la partie supérieure de la
« sculpture », les tranches des livres (la partie inférieure étant donc
cachée par le plâtre). On ne peut, ici, lire le livre sans détruire l'aspect
plastique. Ce geste concret renvoyait l'interdiction au spectateur, enfin
je le croyais. Mais à ma surprise, la réaction de celui-ci fut tout autre
que celle que j'imaginai. Quel qu'il fût, jusqu'à présent, il perçut l'objet
ou comme une expression artistique ou comme une curiosité. « Tiens, des
livres dans du plâtre ! » Aucun n'eut la curiosité du texte, ignorant s'il
s'agissait de l'enterrement d'une prose, d'une poésie, de tristesse ou de
plaisir. Aucun ne s'est ému de l'interdit. Jusqu'à ce moment, je vivais
pratiquement isolé du point de vue de la communication, mon public
étant fictif. Soudain, il devint réel, à ce niveau où il est question
d'espace et de conquête… (3)
Assomption ouvertement ironique et cynique d'un but
commercial, l'entrée dans les arts plastiques s'avère s'être effectuée
sous le triple coup d'une interdiction, de la tentative de sa
transmission publique, enfin de l'échec de cette tentative naïve.
Matérialisée dans un objet, c'est au premier chef
l'interdiction de
lire que le poète mué en artiste ambitionnait de faire éprouver au
spectateur. Or l'« aspect plastique » inédit que revêt cet interdit, s'il lui procure pour la première fois un public, produit un malentendu
imprévu : pour leurs nouveaux spectateurs, le livre et ses mots ont
acquis une pure présence spatiale – « expression artistique » ou « curiosité ».
Dans cette expérience, le rapport au langage se révèle moins
formellement
interdit qu'ignoré ou
oublié, car
masqué par l'espace.
La suite immédiate de l'entretien le déclare. À la question de son
interlocutrice « Y a-t-il une différence entre les publics ? »,
Broodthaers répond :
Aujourd'hui, le livre de poèmes sous des formes nouvelles a trouvé une
certaine audience, ce qui n'empêche pas la différence de persister. Du
premier public, le second ignore la visée. Si l'espace est bien l'élément
fondamental de la construction artistique (forme de langage ou forme
matérielle), je ne pourrais, après cette singulière expérience, que l'opposer à
la philosophie de ce qui est écrit avec un sens commun. (4)
La transformation espérée – celle du public essentiellement
fictif (5)
du poète en un public
réel de l'artiste – se découvre
a posteriori
avoir consisté dans le remplacement du premier par un autre
qui
s'en sépare entièrement – moins par son caractère
réel que par un
assujettissement spécifique aux puissances de la spatialisation.
Si l'espace, cette « forme de langage ou forme matérielle » de
l'oeuvre, donne en effet un public neuf au livre, c'est au prix d'un
déplacement invisible, car effectué au niveau des conditions mêmes
de perception de la « construction artistique ». Logée dans l'opacité
de surface des problèmes de forme que fait lever toute mise en
espace, se dissimule en effet une autre problématique, celle des
rapports de maîtrise qu'entretient l'art justement avec l'espace, et des représentations illusoires qui en résultent :
La recherche constante d'une définition de l'espace ne servirait qu'à
cacher la structure essentielle de l'art, un processus de réification. (6)
La poursuite de la maîtrise d'un espace dont la définition ne cesse
d'échapper – grâce aux artistes qui s'y frottent, croient-ils
bénévolement – est un leurre. Ce leurre dispense d'apercevoir une
transformation à la fois vaste et profonde : le processus de
réification sociale dont l'art, plus qu'une illustration, fournit la
mise en oeuvre exemplaire.
En 1975, à l'occasion de son exposition
Le privilège de l'art au
Musée d'Oxford, Broodthaers revient de manière plus claire encore
sur la force du lien qui unit l'art et l'espace, sur son ressort, enfin
sur les publics qu'engage cette question :
Qu'est-ce que l'art ? Depuis le XIXe siècle, la question est sans cesse
posée tant à l'artiste, qu'au directeur de Musée, qu'à l'amateur. En
fait, je ne crois pas qu'il soit sérieux de définir l'Art et de considérer la
question sérieusement, sinon au travers d'une constante, à savoir la
transformation de l'art en marchandise. Ce processus s'accélère de nos
jours au point qu'il y a superposition des valeurs artistiques et
commerciales. S'il s'agit du phénomène de la réification, l'Art serait la
représentation singulière de ce phénomène, une sorte de tautologie. (7)
Les mots « Art » ou « espace » deviennent ici interchangeables.
Chacun nomme la représentation dissimulatrice du phénomène de
réification de la parole et des mots auquel s'articule l'interdiction
du livre. À cet égard, le semi-plâtrage des cinquante exemplaires
de
Pense-Bête opère moins comme un interdit matériel empêchant la consultation des livres, que par le transfert de ces derniers dans
un
espace de l'art où l'acte même de lire a perdu son sens et sa
nécessité. Le remplace un type d'appréhension que gouverne la
fascination visuelle pour la marchandise – ce que Marcel
Duchamp, dans des notes intitulées
À l'infinitif, nommait déjà
« subir l'interrogatoire des devantures ».
(8)
L'adieu aux Muses
À ce premier niveau, l'assomption par Broodthaers d'une position
« artistique » apparaît bien comme un adieu aux muses. C'est ce
que paraît intimer la profession de foi, intitulée
Marcel Broodthaers
par Marcel Broodthaers, que publie le 1er avril 1965 le
Journal des
Beaux-Arts de Bruxelles :
Sans doute ai-je à présent un emploi et j'aurai du mal à m'en défaire.
Ce moment du choix d'une profession, j'ai bien cru, dans ma naïveté,
pouvoir le reculer jusqu'à l'heure de ma mort. Dans quel piège suis-je
tombé, mois (sic), le veuf, l'inconsolé, le ténébreux : ce prince
d'Aquitaine, ce loup populaire ?
Le romantisme classique et son expression récente, le surréalisme,
n'auront constitué qu'une barrière fragile. Je suis tombé dans le trou,
beau encore et à peine menacé côté du coeur. Oui, à présent, je fais
partie intégrante de la société comme tous les artistes. (9)
Broodthaers convoque ici – en un savant désordre – les épithètes
qui inaugurent
El Desdichado, le plus fameux sonnet des
Chimères
de Gérard de Nerval, et au côté de ce parangon du « romantisme
classique » français, le surréalisme qui s'en est déclaré l'héritier.
Mais c'est pour les récuser l'un et l'autre. Il oppose à leur muse
poétique antisociale, qu'accuse le qualificatif de « loup populaire »
apposé aux emprunts nervaliens
(10), la position intégrée d'artistes
plastiques qui vendent leurs produits – ou sont prêts à le faire, ce
qui suffit pour établir le caractère professionnel de leur
emploi.
L'activité artistique se laisse de ce point de vue comparer à la
profession d'architecte :
Avec l'art plastique, je n'ai pu m'engager que chez mes adversaires.
Les architectes sont dans la même situation, quand ils travaillent à leur
compte. J'essaie autant qu'il est permis de circonscrire ce problème en
proposant peu et de l'indifférent. L'espace ne peut conduire qu'au
paradis. (11)
Artistes
plastiques et architectes partagent une même malédiction :
travailler avec l'espace, en vendre des portions singularisées
(les « objets » exposés)
à des fins dissimulatrices. Le caractère
« commercial » de leur activité, revendiqué, est coupable en
fonction exacte de sa liaison avec les paradis artificiels et absolus
prodigués par la mise en espace, fondatrice des arts plastiques
– par opposition au « sens commun », communicationnel, que
véhicule ordinairement l'écrit.
L'adieu aux muses de Broodthaers n'a pas pour seules
caractéristiques son allure roublarde et la mauvaise foi qu'il
revendique. Il possède une histoire, qui a pour héros plusieurs des
poètes qui occupent l'interrègne entre romantisme et surréalisme,
sans se confondre avec l'un ou l'autre.
Cette histoire met en scène au premier chef Baudelaire et
Mallarmé, chacun convoqué dans plusieurs projets de l'artiste :
Baudelaire d'abord avec un film,
Un film de Charles Baudelaire
(Carte politique du monde) (1970), puis avec un livre intitulé
Charles Baudelaire. Je hais le mouvement qui déplace les lignes (1973)
et un second,
Pauvre Belgique (1974) ; Mallarmé avec l'
Exposition
littéraire autour de Mallarmé (Wide White Space, Anvers, Galerie
Michaël Werner, Cologne, 1969) et l'édition, à cette occasion,
de
Marcel Broodthaers. Un coup de Dés jamais n'abolira le Hasard.
Une image (1969). Elle implique aussi Henri Heine, dont le
poème
La Lorelei est au coeur de la dernière publication préparée
par l'artiste, juste avant sa mort. Elle convoque enfin, à travers lui,
le fantôme métallique de Gérard de Nerval.
Dans la constellation de poètes ainsi convoqués, se rejouent en
effet, ou plutôt se jouaient déjà, les relations entre art, espace et
processus de réification promulguées ci-dessus. C'est ce que disent
les notes manuscrites exposées en vitrine lors de l'
Exposition à la
Galerie MTL de 1970, toujours à Bruxelles. Broodthaers y fait de
Mallarmé l'inventeur simultané de la spatialisation du poème et de
l'espace moderne de l'art :
Mallarmé est la source de l'espace contemporain… Il invente inconsciemment
l'espace moderne […] Un coup de dés. Ce serait un traité de l'art. Le
dernier en date, celui de Léonard de Vinci, a perdu de son importance,
car il accordait aux arts plastiques une place trop grande et on le
devine aujourd'hui, à ses maîtres (les Médicis). (12)
En ce sens, le geste par lequel Broodthaers, en 1964, a fui la muse
poétique pour pénétrer dans l'espace plastique – et piégé – de l'art,
reproduit et déplace celui par lequel l'auteur d'
Un coup de Dés
jamais n'abolira le Hasard donnait congé à la muse, pour envisager
l'oeuvre – y compris celui des mots – simultanément comme espace
et comme lieu d'une performance de l'absence. C'est l'histoire de
ce congé qu'il faut maintenant esquisser.
1. Texte reproduit dans
Marcel Broodthaers, The Tate Gallery, Londres, 1980, p. 12.
2. Je souligne. Broodthaers réitère et complète cette déclaration à l'occasion de son
exposition à la galerie MTL en février 1970 : « Le but de l'art est commercial ./
Mon but est également commercial. / Le but (la fin) de la critique est tout aussi
commercial. » Cité dans Catherine David et Véronique Dabin (dir.),
Marcel
Broodthaers, Galerie nationale du
Jeu de Paume, Paris, 1991, p. 147 (ci-après
JdP).
3. Marcel Broodthaers, « Dix mille francs de récompense », d'après un entretien
avec Irmeline Lebeer, dans
Catalogue-Catalogus, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1974. Reproduit dans Irmeline Lebeer,
L'art ? C'est une meilleure idée ! Entretiens
1972-1984, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997, p. 154 (je souligne).
4.
Ibidem, p. 154-155 (je souligne).
5. « Je crois que mes expositions ont dépendu, et dépendent encore des souvenirs de l'époque où j'assumais la situation créatrice sous une forme héroïque et solitaire. »,
ibid., p. 156.
6.
Ibid.
7. M. Broodthaers, version originale de « To be a straight thinker or not to be. To be blind » [« Être bien-pensant ou ne pas être. Être aveugle »], texte publié en
anglais dans
Le privilège de l'art, Museum of Modern Art, Oxford, 1975. Voir
JdP, p. 268.
8. Marcel Duchamp, « À l'infinitif (« Boîte blanche ») »,
Duchamp du signe,
Flammarion, Paris, 1994 (1975), p. 105. L'auteur du
Grand Verre poursuit :
« Quand on subit l'interrogatoire des devantures, on prononce aussi sa propre
Condamnation. En effet le choix est allé et retour. De la demande des devantures,
de l'inévitable réponse aux devantures, se conclut l'arrêt du choix. » La fausse
transparence de l'espace de la marchandise, de part et d'autre d'une vitrine,
paralyse la décision.
9. Reproduit dans
JdP, p. 70.
10. Je n'ai su trouver l'expression, rare, de « loup populaire » que dans un ouvrage,
l'
Histoire des sociétés secrètes et du parti républicain de 1830 à 1848, publiée en 1850
(chez Julien Lanier, à Paris) par Lucien de la Hodde, homme d'ordre et du juste
milieu, agent de la police secrète sous la Monarchie de Juillet et républicain du
lendemain. Elle y désigne la frange républicaine et populaire des émeutiers,
rassemblée sous le terme générique de « bandes de l'anarchie ». Voir p. 449 et sq.
Si c'est là que Broodthaers a puisé son usage de l'expression, son emploi ironique
en serait confirmé. Les sympathies communistes de l'artiste, et le vaste bestiaire
allégorique déployé par La Hodde pour stigmatiser la violence républicaine
(dogues, loups, reptiles) rendent plausible cet improbable croisement.
11. Voir Marcel Broodthaers « Dix mille francs de récompense », dans Lebeer,
op. cit.,
p. 155 (je souligne). Dans un texte destiné au projet
En lisant la Lorelei (voir plus
loin), Broodthaers reviendra sur ce développement : « Cette évolution vers la
reconnaissance de l'artiste par la société apparaît inscrite dans un destin, à la fois
moral et commun. Héritage, sans doute, de ce romantisme dont je lis ici à Berlin
quelques auteurs dans le cadre d'une vue de la Sprée… », dans
Marcel Broodthaers,
Autour de la Lorelei, édition critique établie et postfacée par Philippe Cuenat, Genève,
Mamco, 1997, p. 66 et 68.
12. Cité dans
JdP, p. 139 (je souligne).
(p. 7-17)