Syncope (p. 7-16)
L'Eternel Retour, nécessité qu'il faut vouloir : seul celui que je
suis maintenant peut vouloir cette nécessité de mon retour et tous
les événements qui ont abouti à ce que je suis (2)…
— Pierre Klossowski
J'ai tendance à m'en retourner – éternellement – vers l'Eternel
Retour. Cette doctrine a été formulée de la manière suivante : le nombre
de particules qui composent le monde est immense mais fini, et, ainsi,
seulement capable d'un nombre fini (bien qu'immense) de permutations.
Dans un espace de temps infini, toutes les constellations possibles sont
passées en revue, et l'univers doit forcément se répéter. Une fois encore,
un ventre nous donnera naissance ; une fois encore, notre squelette grandira
; une fois encore, la même page se retrouvera entre nos mains, identiques
elles aussi ; une fois encore, nous suivrons le cours de toutes les
heures de notre vie jusqu'à celle de notre incroyable mort. Puisque tout
doit revenir, rien n'est unique, même pas ces lignes, volées à un écrivain (Borges) qui lui-même avait pillé les idées d'un autre (Nietzsche), qui à
l'automne 1883 déclarait :
Et cette lente araignée qui rampe dans la lumière de la lune, et
cette lumière de la lune elle-même, et moi et toi, près de la porte
de la ville en train de chuchoter, chuchotant ensemble à propos
de choses éternelles, – ne faut-il pas que nous ayons tous déjà
été ? – et revenir et courir dans cette autre rue, droit devant nous,
dans cette longue rue horrible, – ne nous faut-il pas revenir éternellement (3)
?
Une nécessité qu'il faut vouloir : Tout ce qui se produit à l'instant
dans l'univers s'est produit auparavant, et est destiné à se produire à nouveau,
à chaque fois précédé et suivi des mêmes événements exactement.
La finitude de l'univers et l'infinité du temps rendent possible ce paradoxe
apparent. Les même agencements, monotones ou non, sont
condamnés à se répéter. Ainsi, Donny, le jeune homme bien fait mais
naïf de
Win, Place or Show, l'installation vidéo réalisée par
Stan Douglas
en 1998, exposera encore et encore ses théories farfelues sur les forces
mystiques responsables de la souffrance humaine. Et Bob, l'autre locataire
– un peu plus âgé et plus fruste – de l'appartement où l'action se
déroule, expliquera éternellement les règles d'un jeu ayant trait aux
courses de chevaux d'une manière qui agacera Donny et provoquera une
bagarre où Bob semblera prendre le dessus, avant que la lutte s'achève
avec la remarque laconique : « Si je n'étais pas si fatigué, je t'en flanquerais
une autre. » Et Donny répondra une nouvelle fois : « Je sais. » Et tout
cela recommencera, éternellement.
Douglas a créé ce cosmos fini : le même dialogue et les même
plans se répèteront exactement – mais seulement au bout d'environ
20.000 heures, en accordance avec un programme informatique qui gère
de façon aléatoire la projection de deux vidéos murales, chacune montrant
la « même » action depuis un angle de vue différent. Après environ
six minutes, la boucle semble revenir au début, mais la répétition n'est pas
identique. La légère altération, due au fait que la combinaison de plans
obliques change constamment, nous donne l'impression que, peut-être,
cette fois-ci, les choses se termineront différemment. Ce n'est jamais le cas : les deux bonhommes finissent toujours par se livrer à cette rixe tout
à fait vaine. Ils sont prisonniers d'une machine qui ne leur offre aucune
porte de sortie.
Comme toujours avec les installations de Douglas, les choses sont
beaucoup moins simples qu'il n'y paraît. Mes premières impressions
avaient trait aux diverses incongruités : voici deux hommes issus du prolétariat
– des dockers, peut-être – qui se disputent et se bagarrent dans
un appartement semblant à vrai dire étonnamment chic. Le fauteuil dans
lequel Bob lit son journal hippique est un modèle de Bruno Mathsson.
En fait, tout le décor m'a fait penser au modernisme scandinave dont le
retour en force était défendu de manière agressive, précisément à cette
époque, par le magazine
Wallpaper*. Le dialogue hostile et les trombes
d'eau qui obscurcissent le panorama de gratte-ciel entraperçu derrière
les grandes fenêtres forment un curieux contraste avec ce cadre si soigné.
Et pourquoi au fait ces types vivent-ils ensemble ? Parce qu'ils ne peuvent
pas se payer chacun leur propre logement ? Parce qu'ils sont homosexuels
?
Bien sûr, les prises de vue stylisées, composées d'angles extrêmes
et de gros plans rappelant les séries américaines des années soixante, auraient
dû nous faire comprendre immédiatement que ce décor n'appartient
pas à l'époque cynique de
Wallpaper*, mais à un temps antérieur
où le mobilier évoquait encore des espoirs utopiques. En fait, le thème
de cette double projection répétitive mais étrangement fascinante n'est
ni les courses hippiques, ni les thèses du complot, mais plutôt les promesses
brisées du modernisme. Comme dans toutes les oeuvres de
Douglas, le décor et le contexte idéologique on fait l'objet de recherches
méticuleuses et ont été rigoureusement mis en place. Avec le concours
de l'architecte Robert Kleyn, l'artiste a construit le décor selon d'authentiques
plans datant des années cinquante, empruntés à un projet de
réaménagement total du district de Strathcona à Vancouver, qui n'a jamais
vu le jour. Ce projet prévoyait qu'on bâtisse de grandes tours résidentielles
à loyer modéré pour résoudre les problèmes de logement de
l'énorme population masculine de travailleurs célibataires. Donny et Bob
occupent une des habitations déshumanisantes de ces grands ensembles,
et la litanie circulaire de leur désespoir sans fin exprime une situation qui
rappelle
L'Innommable, le roman de
Samuel Beckett, par la manière
dont ils vivent « comme une bête née en cage de bêtes nées en cage de
bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes
nées en cage de bêtes nées et mortes en cage, nées et puis mortes en cage
(4). » Le fait que, quelques décennies plus tard, leur cellule de prison
moderniste, conçue pour être produite en série pour un moindre
coût, trouve sa place dans les pages des grands magazines de design en
rend l'ironie d'autant plus diabolique. De la vie rationalisée, rêve sinistre
de l'urbaniste, au cauchemar fétichisé par les riches, on est effectivement
en présence d'une oeuvre bien triste.
Le modernisme – ses échecs comme ses fugaces moments d'espoir
où une constellation de libertés semble pouvoir s'illuminer – ressort
comme un thème dominant dans une grande partie de l'oeuvre de Douglas.
Lors de Documenta IX, en 1992, l'artiste présenta Hors-champs, qui
laissa entrevoir un autre ordre social et des formes libératrices d'expression
personnelle telles que le modernisme avait pu en promettre. Des séquences
filmées en noir et blanc d'un concert de free-jazz – donné par
quatre musiciens américains qui se produisent à Paris depuis les années
soixante – sont projetées des deux côtés d'un mince écran suspendu au
milieu d'une salle par ailleurs vide. Comme tant d'oeuvres de Douglas,
celle-ci fonctionne sur plusieurs niveaux, et je me souviens l'avoir appréciée
sans me soucier de la provenance exacte de cette musique, du
contexte social du concert ou du travail de cinématographie nécessaire
pour le filmer. Que le morceau principal, une composition d'Albert Ayler
datant de 1965, paraisse citer deux hymnes nationaux lourds d'idéologie,
La Marseillaise et
The Star-Spangled Banner, n'est pas un accident :
après tout, Douglas met en scène ce concert dans le cadre de sa recherche
sur les aspirations émancipatoires du mouvement free-jazz, que
certains voyaient comme le symbole d'une société alternative. Au lieu
d'insister sur la nostalgie, l'interprétation ambiguë que Douglas nous
donne de ce moment empli d'espoir – qui n'a finalement pas été concrétisé,
comme la plupart des aspects de la révolution de soixante-huit –
met en lumière le décalage entre la manière dont ces concerts étaient
présentés à la télévision (où la caméra se concentrait sur les solos) et la
dynamique d'échange au sein du groupe de musiciens. La musique relie
tout, mais le mince écran tient à distance deux réalités – celle que filmerait
une caméra dite « officielle » et une autre, sans doute plus vraie mais
hors champ, ou hors de portée. Il faut faire de nombreux allers-retours
dans la salle pour comprendre ces univers jumeaux. Impossible de les
saisir dans un même mouvement.
Tant d'art des siècles précédents – que ce soit par exemple les allégories
baroques ou les motifs religieux de la Renaissance – exige
d'énormes quantités de savoir pour être pleinement appréhendé ; pourquoi
en serait-il différemment avec l'art actuel ? Les installations les plus
complexes de Douglas peuvent sans doute être appréciées à un niveau superficiel,
mais son travail prendra une signification bien plus grande pour
le spectateur qui a la volonté de creuser. Douglas n'est nullement obscurantiste
: son écriture est claire comme de l'eau de roche, tout comme
ces oeuvres d'art. Seulement celles-ci possèdent parfois une telle multiplicité
de strates, que le spectateur idéal – celui qui en saisirait tous les
paramètres – n'existe sans doute pas. Est-ce un problème ? Prenez l'installation
vidéo
Der Sandmann (1995), une méditation élaborée sur les
mécanismes du souvenir et de la conscience temporelle, qui est une des
oeuvres d'art contemporain les plus sophistiquées que j'ai croisées au
cours de ces dernières années. Tentative poétique, visuellement étonnante
de se confronter à la situation allemande quelques années après la
chute du mur de Berlin, cette oeuvre peut être vue et appréciée simplement
comme un récit onirique basé sur les souvenirs d'enfance de trois
habitants de Potsdam, petite ville de l'ancienne Allemagne de l'Est. Mais
pour vraiment apprécier l'installation, il faut bien connaître ses nombreuses
sources : « Der Sandmann », le conte de l'écrivain romantique
allemand E.T.A. Hoffmann ; « L'inquiétante étrangeté », l'essai où Freud
présente une théorie de la répétition ; et certains aspects de l'urbanisme
allemand comme les
Schrebergärten – de petits terrains que les pauvres
pouvaient louer à la ville pour y cultiver leurs propres légumes. Ces jardins
empruntaient leur nom à l'éducateur Moritz Schreber, dont le fils
Daniel Paul Schreber écrivit des
Mémoires d'un névropathe qui eurent
une importante influence sur le développement de la théorie de la paranoïa
de Freud. Tous ces éléments jouent un rôle dans l'installation de
Douglas, même si, au bout du compte, ils ne constituent pas le vrai sujet
de l'oeuvre.
Der Sandmann se présente sous la forme d'une double projection
vidéo ; chacun des deux écrans montrent une vue de 360 degrés d'un jardin
Schreber. Montés dans les vieux studios Uda, à la périphérie de Potsdam,
et filmés en 16 mm, ces décors sont des recréations des jardins : l'un
comme ils pouvaient apparaître il y a une vingtaine d'année, l'autre dans
une version contemporaine, partiellement transformé en chantier. L'aspect
le plus curieux de cette double projection est la jointure verticale qui
à la fois suture et sépare les deux moitiés. Au début, cette ligne n'est perçue
que comme un agaçant défaut, et même si l'on se concentre dessus, il n'est pas facile de comprendre ce qu'elle représente ou comment elle
est conçue techniquement. Les jardins occupent leur place respective
de chaque côté de cette fissure de telle manière que, comme l'explique
Douglas, « la caméra fait un panoramique sur le décor, et le vieux jardin
est remplacé par le nouveau avant que, plus tard, le nouveau soit à son
tour supplanté par l'ancien ; cela sans résolution, jusqu'à l'infini. » Ainsi
cette ligne est une fissure temporelle, qui maintient séparées des zones
de temporalité différente tout en les gardant en contact par une « division
» extrêmement mince qui marque une sorte de syncope. Les deux
côtés sont reliés ensemble via une histoire racontée à l'écran par Nathanaël,
le héros tragique du conte d'Hoffmann. Celui-ci lit un script à haute
voix, mais le mouvement de ses lèvres ne correspond pas aux mots que
nous entendons – du moins c'est ce qu'il nous semble. Car quand on y
regarde de plus près, on se rend compte que les lèvres de Nathanaël deviennent
synchrones au moment précis où il passe de l'autre côté de la
fracture.
Tandis que la caméra effectue sa rotation, la fissure semble s'élargir,
de sorte que les objets qui y entrent disparaissent un moment. Le
temps dévore une partie de l'écran : les choses sont happées par cette
béance avide, mais elles réapparaissent une ou deux secondes plus tard
de l'autre côté.
Si la division elle-même représente le présent – l'évident mais
fuyant « Maintenant » de la perception –, alors cette oeuvre semble émettre
un point de vue philosophique sur la temporalité de l'expérience. Le
présent est-il jamais présent ? En fait, tout semble commencer avec un
report, un retard, un différé – c'est-à-dire ce que
Jacques Derrida appela
une « différance ». Le présent de la perception n'est pas la base solide
qu'on a pu croire, mais l'effet d'un jeu de différences – et pas seulement
de différences temporelles. Le conte d'Hoffmann est plein de doubles,
d'étranges répétitions et de correspondances mystérieuses. Avec son
abondance de métaphores optiques, son thème central de l'oeil et de la
peur de perdre la vue, ce conte peut facilement inspirer des expériences
cinématographiques. Mais au lieu d'illustrer l'histoire, Douglas choisit de
mettre en mouvement ses principaux concepts. Il n'y a pas d'yeux tranchés
à la Buñuel ou Bataille, mais une coupure verticale, perçue comme
une fissure discordante au milieu du champ de vision. Pourtant,
Der
Sandmann ne se contente pas d'interroger l'hégémonie traditionnelle
de la vision ; l'oeuvre met en scène une théorie de la conscience temporelle
– une
chronologie – qui remet en cause l'idée que le moi est un
sujet toujours présent à lui-même. L'oeuvre semble proposer une forme de conscience temporelle qui se rapproche de ce que Freud appelait
Nachträglichkeit, ou action différée. D'événements qui n'ont jamais entièrement
existé dans le présent, on ne fait l'expérience qu'une fois qu'ils
sont passés. Dans « Freud et la scène de l'écriture »,
Derrida résume ainsi
les choses : « C'est donc le retard qui est originaire
(5). »
(C'est peut-être ici qu'il faut revenir à la doctrine de l'Eternel Retour,
que l'on a définie tout à l'heure de façon trop simpliste, ou atomiste.
Dans un espace de temps infini, ai-je affirmé, on arrive à bout du
nombre de combinaisons possibles, et l'univers se met alors à se répéter.
Mais peut-être n'est-ce pas tant les manifestations physiques qui reviennent
– les événements historiques, les formes de vie (« Une fois encore,
un ventre nous donnera naissance ; une fois encore, notre squelette grandira…
») – que cette
différence même qu'est chronos, le temps.
La différence
en tant que telle revient : la division ou fissure qu'on désigne par
Maintenant, la syncope que la « présence » se révèle être quand on la
traque dans ses derniers retranchements. En fait, l'Eternel Retour n'est
pas l'idée que l'univers doive revenir tel qu'il était, mais plutôt celle que
la
différence revient toujours. C'est la différence qui doit s'affirmer en
tant que telle à chaque fois. Ainsi cette idée devient-elle un principe de
« sélection
(6) ». Seul ce qui est affirmé revient, et seul
celui que je suis
maintenant peut vouloir cette nécessité de mon retour. Ce principe de
sélection du temps est une
nécessité qu'il faut vouloir, nous dit Klossowski,
le plus ardent défenseur du concept de « cercle vicieux » de Nietzsche
; et il annonce, animé par le sentiment d'une insaisissable légèreté :
« A l'instant où m'est révélé l'Eternel Retour, je cesse d'être moi-même
hic et nunc et suis susceptible de devenir d'innombrables autres, sachant
que je vais oublier cette révélation une fois hors de la mémoire de moimême
[…]. Et ma conscience actuelle ne sera établie que dans l'oubli de
mes autres identités possibles
(7). » Ce que cela implique pour Bob et
Donny – les protagonistes cycliques de
Win, Place or Show –, je ne veux
même pas le savoir. Nul doute que Nathanaël, le héros coupé en deux de
Der Sandmann, continuera son éternel rotation, déphasé par rapport à
lui-même ; ainsi exemplifie-t-il parfaitement l'irrémédiable retour de la
différence : « Sans résolution, éternellement
(8) », dit Douglas.)
« Le doute, ce doute pronominal, doute des pronoms, doute de certitude d'un « je », est l'
a priori de mon travail », déclara Douglas en
1994
(9). La généalogie du sujet est toujours aussi une
chronologie. Si, au
lieu de faire l'expérience immédiate de lui-même par son auto-proximité,
le moi s'éprouve avec un certain retard, comme la théorie freudienne le
suggère, alors les implications quant à la nature de la subjectivité sont
très importantes. Avec sa structure temporelle complexe, sa chronologie
compliquée,
Der Sandmann modélise les répétitions historiques qui reviennent
à travers toutes les oeuvres de Douglas. Prenons
Onomatopoeia(1985–86), dans laquelle un passage de la sonate en Mi mineur, opus III
de Beethoven – dont Theodor W. Adorno et Thomas Mann ont chacun
offert un commentaire célèbre – est jouée par un vieux piano mécanique
au-dessus duquel sont projetées des images de machines d'usines textiles.
Ce qui nous intrigue tout particulièrement au sujet du fragment de Beethoven,
c'est son inexplicable ressemblance avec le ragtime. Cette
connexion accidentelle semble transplanter sur la scène de l'histoire le
Nachträglichkeit de la temporalité psychologique : quelques notes d'un
génie du XIXe siècle n'atteignent leur pleine signifiance que rétroactivement,
quand la mécanisation industrielle qui a émergé à l'époque où vivait
encore le compositeur a finalement conquis pleinement le domaine
de la créativité artistique.
Les explorations historiques de Douglas restent toujours
concrètes dans leur manière d'examiner les transformations technologiques,
et il semble être constamment à la recherche de situations où un
développement particulier aurait pu prendre une direction différente,
où d'autres niveaux de sens sont présents sans être encore activés. Ses recherches
au sein de constellations technologiques, idéologiques et artistiques
ne sont jamais guidées par le désir d'arriver à une synthèse finale
capable de tout englober. Au contraire, la plupart des oeuvres de Douglas
révèlent une fracture tragique, une tension qui peut paraître surmontable
en de rares moments d'espoir mais qu'on ne peut jamais complètement
guérir. Dans
Nu.tka. (1996), une autre installation complexe marquée
par une angoissante fissure, la bande son n'est pas synchrone, l'image
n'est pas au point jusqu'à ce qu'une clarté sublime arrive sous la forme
de la folie. Les projections floues montrent la côte magnifique de l'île de
Vancouver, tandis que deux capitaines de vaisseau du XVIIIe siècle, des colonialistes qui revendiquent le territoire l'un au nom de l'Angleterre,
l'autre en celui de l'Espagne, s'adonnent chacun à des récits délirants
qui révèlent une aliénation mentale de plus en plus grave. Dans
Le Détroit
(2000), une histoire de fantôme traitant d'une demeure qui « porte
en elle l'obscurité», deux versions du même film en noir et blanc 16 mm
(l'une standard, l'autre inversée et en négatif) sont projetées depuis des
angles opposés sur un écran translucide. Donc, de chaque côté domine
une version distinctement visible, mais la translucidité crée des effets visuels
: les deux côtés apparaissent délavés, grisâtres. Des images émanent
une lueur décolorée, fantomatique, que l'on pourrait qualifier de spectrale.
Les deux films, projetés en boucle, sont aussi déphasés de quelques
photogrammes, ce qui produit une forme de halo temporel s'étirant sur
quelques fractions de seconde, de sorte que chaque mouvement est entouré
par un écho spectral, ou une prémonition des choses à venir. Cela
a pour effet d'intensifier encore l'aspect fantomatique.
Cet intérêt pour la pensée spectrale ou « spectrologie » (un terme
utilisé par Douglas en 2002 dans son essai « Suspiria
(10) »), se retrouve dans
de nombreuses oeuvres, notamment son installation
Inconsolable Memories(2005), un remake libre de
Memorias del subdesarrollo (« Souvenirs
du sous-développement ») que Tomás Gutiérrez Alea a réalisé à Cuba
1968. Dans les deux oeuvres, le protagoniste est quelqu'un qui demeure à
La Havane à un moment où tous les gens importants semblent avoir quitté
le pays. Le film d'Alea se passe en 1961-62, époque d'émigration massive
à Cuba. Le protagoniste de Douglas, quant à lui, erre dans la même ville
deux décennies plus tard – au temps de la « flottille de la liberté » du port
de Mariel, d'où plus de 100.000 Cubains ont émigré. Il est arrêté pour avoir
reçu un colis en provenance de l'étranger. Il parvient à s'évader après quatre
années passées en prison, essaie de reprendre l'existence qui lui était propre,
de réintégrer son ancien monde, mais il est devenu un fantôme entouré
d'individus qui ressemblent étrangement à d'autres. La Havane est
devenue une ville de doubles. En fait, l'oeuvre entière semble être une
étude de spectrologie : non seulement le protagoniste est le reflet du personnage
principal du film d'Alea (les deux s'appellent Sergio), mais c'est
aussi un double de la personne qu'il était lui-même auparavant.
L'unité n'est jamais définitivement acquise. Les oeuvres telles que
Der Sandmann et
Le Détroit communiquent le sentiment d'un moi qui se perçoit rarement comme identique à lui-même. Il semblerait que le
travail de Douglas explore la position du sujet face aux multiples technologies
et systèmes de représentation, tout en ayant conscience que la
construction de la subjectivité est un processus ouvert. Le moi émerge
non pas en tant qu'unité hermétique, mais comme zone de friction où
des forces antagonistes s'affrontent. Et ce n'est pas toujours une question
de tension tragique et d'insupportable non-identité : parfois, ce qui ressort
est un geste de défi joyeux, une détermination à ne pas obéir. Les
premières oeuvres de Douglas, réalisées pour la télévision canadienne,
sont plus directes que ces installations complexes, mais nous laissent
tout autant perplexe. Dans
Answering Machine (1988), un court-métrage
pour la série « Television Spots » (1987-88), une femme est assise à une
table, en train de fumer une cigarette, quand le téléphone se met à sonner.
Elle ne répond pas. Dans la série « Monodramas » (1991), le spectateur
est confronté à des scènes où quelque chose déraille. Dans chacune
de ces minuscules histoires, une petite erreur – un bus de ramassage scolaire
qui roule du mauvais côté de la route ou une personne qui disparaît
tout d'un coup sans explication – produit une situation extraordinaire.
On a le sentiment que l'histoire vient tout juste de commencer et que des
réponses ne vont pas tarder à être apportées. Mais elles ne viennent jamais
; aucune explication n'arrive. Au centre de l'oeuvre de Douglas, on
trouve le problème du moi qui n'est plus identique à lui-même, un moi
qui n'a plus de lien naturel avec sa propre voix. Il n'est pas surprenant que
l'artiste cite fréquemment l'influence de
Samuel Beckett, celui qui a le
plus interrogé la cohérence du moi et s'est le plus efforcé de libérer la
voix. Le doute fondamental au sujet des pronoms crée des situations
étonnantes et délicates à gérer. Si le moi demeure innommable, alors
comment peut-on avoir assez de certitude pour nommer les autres ?
Dans I'm Not Gary (1991), deux hommes se rapprochent sur un trottoir.
« Salut, Gary », dit l'un. Et comme l'autre ne répond pas, il ajoute :
« Comment vas-tu ? » Ils se tiennent très près l'un de l'autre ; il ne peut
pas y avoir de quiproquo. Puis vient la réponse : « Je ne suis pas Gary. »
2.
Pierre Klossowski,
Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969, p. 94.
3. Friedrich Nietzsche,
Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Le Livre de Poche, 1983, p. 191-192.
4.
Samuel Beckett,
L'Innomable, Editions de Minuit, Paris, 1953, p. 204-205.
5.
Jacques Derrida,
L'Ecriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, Points-Seuil, 1979, p.302.
6.
Gilles Deleuze,
Nietzsche et la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1962.
7. Klossowski, p. 94-95.
8. Cité dans
Scott Watson, Diana Thater, Carol J. Clover, Stan Douglas, Phaidon, Londres, 1998, p. 127.
9. Voir
ibid., p. 9, pour une discussion des problèmes liés à la première et à la troisième personne. Douglas, « Suspiria »,
Documenta XI, Hatje Cantz, Ostfildern-Ruit, 2002, p. 557.
10. Douglas, « Suspiria »,
Documenta XI, Hatje Cantz, Ostfildern-Ruit, 2002, p. 557.