extrait
Rires et larmes dans l'armée !, pp.135-137.
Le colonel « L'honneur »
– Nom de Dieu ! vaut rien c'régiment ! foutu. Foutu !
– Pas rhumatismes moi ! c'régiment spahis… tous les spahis… rien de bon !… carottiers, crapules… des « zigoteaux »… n'en faut plus !…
– Colonel… moi ! c'marchera ferme ! …
– À la garde ! cria une sentinelle.
– Adjudant,… 8 jours prison à c't'homme : « A crié » à la garde « d'une façon ridicule ».
– Adjudant ? où êtes-vous ?
– Présent ! mon colonel.
– Q'vous foutiez ?… Inscrivez : « Brutemolle, adjudant – 8 jours consigne à la chambre. – N'a pas répondu immédiatement à l'appel de son colonel. »
– Sale régiment !
Quartier… voir quartier… moi !
Une moule ! mon prédécesseur… Mal tenues ces cours : ces écuries… Capitaine de semaine… fout'rai dedans.
– Hep ! spahi… arrivez ici…
Comment vous appelez-vous ?…
– Manarff ! ma coronel.
– Adjudant… inscrivez : « Manarff », 8 jours prison. Tenue dégoûtante.
– Mon colonel… per… permettez-moi de vous faire respectueusement remarquer que cet homme ne s'appelle pas « Manarff ».
– Q'vous dites !
– Mon colonel… « Manarff » veut dire en arabe : « Je ne comprends pas »
– Taisez-vous !… comprend pas le français c't' homme ? Inscrivez :
« Capitaine commandant 4e escadron, 4 jours d'arrêts. Négligence dans l'instruction de son escadron. »
– Vous f'rai casser adjudant ! casser spahis… régiment…
Ce colonel était un ancien « chasseur-d'Afrique » brutal et violent qui, malgré ses prétentions ne connaissait pas les indigènes ! Heureux héros de quelques faits d'armes, il avait un orgueil immense et voisin de la folie.
Avec lui, le 6e « Margouillat » allait en voir de dures !
Nous ne tardâmes pas à le surnommer « Colonel l'honneur » car il n'avait à la bouche que ce mot « d'honneur ».
– Vos éperons sales… mon garçon… pas d'honneur ! Soupe mauvaise… cuisinier… pas d'honneur ! L'honneur ! y'à qu'ça ! L'honneur ! Taisez-vous… Rompez ! Prison ! pas d'honneur.
« L'honneur » nous pétrifiait, nous terrorisait.
Grotesque, haineux, maniaque, d'une endurance physique remarquable, il avait toutes les qualités d'un chef de bagne. Il vivait d'ailleurs, sans ordonnance français, sans secrétaire, sans amis…
À chaque heure de la nuit… l'Honneur réveillait le quartier des margouillats.
Sentinelles, chefs de poste, garde d'écuries, spahis, sous-officiers, adjudants, officiers, tous frissonnaient quand retentissait le cri : « À la garde ! »
« L'Honneur », furetait, fouillait, cherchait… et découvrait à l'ahurissement de chacun… les fautes les plus abracadabrantes.
D'autres fois, blotti derrière un pilier de hangar, il « pinçait » un garde d'écurie roulant une cigarette ou un spahi déclarant que le colonel était « maboule ».
En ville, il montait la faction près des maisons publiques, des beuglants et prenait les noms des « traîneurs de sabres ».
Il ramenait au quartier les découcheurs. « L'Honneur » aimait les grandes chevauchées, les fanfares, les fantasias.
Deux fois par semaine, le régiment traversait les rues de la ville, étendard déployé.
Les rapports étaient de longs dithyrambes sur l'honneur, la France, le Drapeau, la Guerre…
« L'Honneur » qu'on avait vu à minuit galoper dans la plaine, faisait irruption à la caserne vers deux heures du matin !
Ah ! le bon temps que celui de l'ancien colonel du 6e margouillat ! Brave gâteux qui disait : « Je suis vieux, donc indulgent !… »
Heureux temps où l'étendard dormait dans sa gaine de cuir verni ! où les sabres se rouillaient dans les fourreaux, où les herbes pullulaient follement dans le champ des manœuvres !
Cependant « l'honneur » qui vivait si frugalement de pain et de fromage et qui proclamait la vertu sur tous les tons, avait ses faiblesses… ses vices…
On chuchotait dans le régiment sur l'honneur de…
« l'Honneur » ! On avait vu, la nuit, des allées et venues suspectes autour de sa maison… temple mystérieux où nul n'eût pu dire ce qui s'y passait…
« L'Honneur » ne soumit pas le 6e margouillat ! mais le 6e margouillat en finit avec son colonel !
À la suite de faits « peu odoriférants » « l'Honneur » est allé, par ordre, faire un tour de promenade dans le Sahara !
Faites beaucoup de conquêtes là-bas, colonel !
« l'Honneur » ! gagnez à la France, des oasis désertes, des dunes de sable, des rivières sèches… conquêtes de volcans éteints, de laves refroidies, de cailloux blancs, noirs, violets ou rouges ; mais gardez conquêtes « la terre jaune » pour vous ! pour « L'honneur » ! !