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Chère Yayoi Kusama (entretien avec Franck Gautherot, préface).
Pourquoi avez-vous au milieu des années 70 décidé d'écrire, et plus particulièrement sur vos années new-yorkaises ?
– J'écris des romans et des poèmes depuis l'âge de vingt ans. Après mon retour des USA au Japon, je me suis fixée à Tokyo et ai commencé à écrire. J'ai publié plus de dix livres.
Vous m'avez dit une fois que vous aviez rédigé ce livre en seulement deux semaines. Ce qui semble pour le moins intense et comme répondant à une sorte de nécessité ?
– J'ai écrit mille pages en deux semaines seulement et Manhattan suicide addict est le premier livre que j'ai publié.
Est-ce que l'écriture a été un succédané à l'art que vous ne pouviez plus produire à aussi grande échelle à Tokyo ?
– Avant de partir pour les USA, j'aurais pu commencer l'écriture tout autant que l'art. Mais aux USA et en Europe, j'étais si occupée à réaliser mes œuvres que je n'avais plus aucun moment pour l'écriture. J'ai tourné quelques films à la place comme Kusama's Self-Obliteration.
Dans votre livre, vous décrivez principalement les garçons que vous recueillez dans votre atelier : de jeunes homos. Pourquoi avez-vous effacé toutes ces filles que l'on voit sur les photos prises dans votre atelier et qui de plus prenaient part aux happenings ?
– Comme il y avait tant de jeunes homos à New York, je pouvais les embaucher très facilement. Il y avait aussi de très nombreux volontaires pour participer à mes happenings. J'ai fondé une société de production de films pour laquelle j'ai tourné de nombreux films lors de mariages homosexuels et de partouzes. Je détestais le sexe et comme les homos ne me tentaient pas, je pouvais les embaucher.
Vous parlez très librement des drogues de toutes sortes (de la marijuana à l'héroïne) du sexe homo et des partouzes. Il y a des descriptions de pièces de théâtre qui sont si extrêmes que je me suis demandé jusqu'où vous étiez vraiment allés dans ces spectacles ?
– J'ai dirigé tellement de partouzes à mon atelier et aussi en extérieur. Lors d'une orgie anti-guerre, j'ai été arrêtée par les flics et je me suis retrouvée en prison. Malheureusement plusieurs de ces épisodes ont été coupés dans les livres.
Vous m'avez confié que tout était vrai.
– Oui, tout est vrai. J'ai réalisé tellement d'orgies de toutes sortes et aussi de peintures sur nus. Puisque j'avais si peur des maladies vénériennes et que je détestais faire l'amour avec des hommes, je n'étais impliquée que dans leur direction et non dans une quelconque participation.
Vous citez souvent les noms (des policiers, des prêtres, des critiques japonais, des artistes), mais rarement ceux d'artistes américains, pourquoi ?
– Je ne l'avais pas remarqué. Dans certains romans il n'y a que des Américains.
Dans les dernières années que vous avez passées à New York, vous êtes-vous sentie rejetée par la communauté artistique ? Votre incroyable succès a été relaté plus par la presse underground que par la presse artistique. Le saviez-vous ?
– Non, pas du tout. Kusama et Andy Warhol étaient les top stars de la scène de l'art des années 60 à New York. On était les plus forts. A cette époque il n'y avait que cinq-six revues d'art mais les articles sur Kusama étaient diffusés dans tous les journaux, comme à la une du Daily News, le quotidien numéro 1 de New York. Je pense que c'était un fait exceptionnel. Les agences de presse, comme A.P. ou U.P. ont diffusé dans le monde entier mes happenings.
Moi qui suis totalement hétéro, j'ai été presque attiré par la façon si délicate que vous employez pour rendre les scènes de sexe homosexuel même dans leurs aspects les plus scatologiques. Avez-vous joué intentionnellement le rôle d'icône gay, de reine des homos ?
– [Pas de réponse.]
N'avez-vous jamais été l'objet d'une quelconque censure au moment de la publication du livre ?
– Non, pas du tout.
Article d'Eric Loret dans Libération du 26/05/05 (©Libération) :
Née en 1929 au Japon, envolée pour New York en 1957, où elle pratiqua une forme extrême d'actions artistiques, à base de nudité, de peinture et de happenings, puis revenue au Japon en 1973, Yayoi Kusama vit depuis lors dans un hôpital psychiatrique, tout en étant choyée comme un trésor artistique (sur) vivant. «Je dédie ce livre au foyer infectieux de mon esprit et de mes rêves que je chéris» : Manhattan Suicide Addict, publié en 1978 et jamais traduit, est l'histoire de Yayoi, artiste d'avant-garde qui vire à la mère maquerelle commerçant les éphèbes pour partouzes bohèmes. C'est une autofiction. Embrumée par les drogues, Yayoi, qui vole nettement au-dessus d'un nid de coucous, en profite à la fois pour évoquer les méandres de la vie new-yorkaise et pourfendre le complexe d'infériorité nippon, enfin, pour élire son principe de mise à niveau démocratique : «Je suis un pois. Vous, si vous êtes un autre pois, les autres pois sont nos amis. La terre est un pois. Le soleil a la forme d'un pois. La lune aussi.» Chiche !