Du readymade ou le besoin de l'autre, regardeur (p. 79-83)
Le readymade procède d'un certain nombre de
dissociations. Il impose de dissocier l'Art de sa
conception traditionnelle. Il faut dissocier l'Art des
règles de l'Art et abandonner ceux qui les adoptent
et les répètent, école, mouvement, groupe. Il faut
dissocier l'Art de son A majuscule. L'art s'inscrit
pour Duchamp ni dans le déjà-fait ni dans le déjàvu.
Il faut pour être, être ce que les autres ne sont
pas. Faire exception. Si les autres font, il faut ne pas
faire ou faire le moins possible. Si les autres oscillent
entre les valeurs de Beau et de Laid, il faut inventer
la catégorie de l'Indifférence. Il faut transformer
l'aventure de l'art en expérience personnelle.
Dissocier son point de vue du point de vue de
l'autre. Si l'Art se définit par des critères de
bienséance, de prouesse manuelle, d'extraordinaire,
s'y opposent pied à pied les critères d'indécence, de
génie mécanique, d'ordinaire. Si l'artiste se définit comme l'aboutissement d'une culture et la maîtrise
d'une technique, s'y opposent le regard innocent de
l'enfant et du fou et il faut renoncer à faire. Pour
avoir cédé au préjugé social d'une conception
calloplastique de l'art, est rejeté tout parti pris de
représentation, que celui-ci soit classique,
impressionniste, fauve,
cubiste, romantique, réaliste
et même abstrait. N'est-ce pas sur de tels critères
moraux et esthétiques, idéologiques, qu'Albert
Gleizes, en charge d'un certain cubisme et comme
personnellement investi de cette mission (des enjeux
de pouvoir symbolique sont liés), tranche sur ce qui
doit ou ne doit pas être exposé au Salon des
Indépendants ? « La tyrannie de la représentation
(1) »
est à bannir. Le cubisme, bien que contestant l'ordre
traditionnel de représenter la réalité et une certaine
conception de la peinture, installe avec velléité des
partis pris formels (dans la représentation et dans les
rapports de tons) qui, finalement, ne sont pas si
éloignés de ce qui précède puisqu'ils en partagent la
quête du beau. Pour s'affirmer, les tenants du
cubisme imposent donc une norme, ce qui
contrevient à la conception qu'on pourrait se faire
de l'art comme un exercice parmi d'autres de la
liberté individuelle. En excluant ce qui ne
participerait pas de leur exigence morale et esthétique, Gleizes et ses camarades enclosent l'art
dans un point de vue académique et le point de vue
cubiste reste une manifestation calloplastique. Il faut
dissocier l'Art de la sensation « rétinienne » au profit
de la sensation cérébrale. L'Art est réduit à la pâte
agencée sur la toile pour plaire à la rétine ; l'Art
abstrait tombe également sous cette condamnation
et, à peine Duchamp sauve-t-il Seurat pour sa
peinture calculée. Comment une peinture
(impressionniste, par exemple) pourrait être à ce
point privée de réflexion théorique n'est pas en
question. Même si cette technique est le résultat de
cogitation sur la couleur, le seul aspect retenu par
Duchamp est son action sur la rétine. À cet objectif,
Duchamp ne se rend pas : « L'ennui, c'est quand
vous ajoutez au mot faire l'idée d'un plaisir de goût,
d'un plaisir sensuel, sensoriel en tout cas. Là
j'interviens, je veux dire par là : je n'admets pas
cette intervention du goût
(2). » Il lui faut inventer des
choses délivrées de toute séduction « physicoplastique
». Rompre toute alliance. L'exposition
d'une chose banale et triviale est en soi suffisamment
provocante pour réussir à dissocier parmi les
spectateurs ceux capables de regarder de ceux qui
sont « bêtes comme un peintre » et s'en tiennent à
leur première impression conditionnée par les
critères de bienséance et de jugement esthétique. La dissociation est la possibilité d'un dépassement ; elle
permet d'accéder à un point supérieur de l'esprit
d'où l'on constate que la cloison qui sépare les
couples providentiels décence/indécence,
banalité/originalité est « inframince
(3) ». Ces
oppositions sont finalement le résultat d'une activité
sociale inévitable qui fixe et pré-juge pour vous.
Pour réussir à dissocier Art et Beau – au bénéfice
d'art et Matière grise –, il faut trouver une chose qui
ne soit ni belle ni laide mais soit indifférente au
spectateur. Comme aux échecs, où l'on pense chaque
coup joué, l'attention seule doit être sollicitée :
«… au lieu de choisir quelque chose qui vous plaît
ou quelque chose qui vous déplaise, vous choisissez
quelque chose qui n'a aucun intérêt, visuellement,
pour l'artiste. Autrement dit, arriver à un état
d'indifférence envers cet objet. À ce moment-là, ça
devient un readymade. Si c'est une chose qui vous
plaît, c'est comme les racines sur la plage,
comprenez-vous : c'est esthétique, c'est joli, c'est
beau, on met ça dans le salon. Ce n'est pas du tout
l'intention du readymade
(4). » Il faut trouver ce qui
remet en jeu les données de la conscience pour faire
apparaître que rien ne va plus de soi
(5). Pour choisir la chose qui va devenir
In Advance of the broken Arm (1915), Duchamp hésite entre plusieurs modèles
parce qu'il faut, d'une part, reconnaître sans
hésitation ce à quoi on a à faire, une pelle à neige et,
d'autre part, que celle-ci ne présente aucun attrait
d'aucune sorte, même à la longue. Toute flatterie
sensorielle doit être évitée pour que ledit objet ne
distraie pas et encourage le branle-bas de combat de
l'esprit.
1. Marcel Duchamp à Alice Bellony, [4 et 5 mai 1963],
Marcel Duchamp, Greenwich
Village, 10e rue, L'Échoppe, envois, Paris, 2001, p. 14-15.
2. Georges Charbonnier, p. 13.
3. Exemple d'inframince (1945) : « Quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui
l'exhale, les deux odeurs s'épousent par inframince », dans DDS, p. 274.
4. Marcel Duchamp parle des readymades à Philippe Collin, [21 juin 1967], L'Échoppe,
envois, Paris, 1998, p. 11.
5. Duchamp à Jean Suquet, 1949, correspondance à propos du Miroir de la Mariée,
Flammarion, essai, 1974. Pierre Cabanne, p. 52.