les presses du réel

Steal This Book

extrait
Introduction
(p. 3-5)


Si vous avez ce livre entre les mains, vous vous trouvez probablement dans une exposition, dans une salle consacrée à l'artiste Dora García. Non loin de vous doit se trouver un cartel qui indique que ce livre, ou plutôt une certaine quantité d'exemplaires de celui-ci, constitue bien l'œuvre exposée. Non loin de vous, également, doit se trouver un gardien, qui de temps à autre jette un coup d'œil dans votre direction et surveille vos allées et venues. Si vous avez ouvert ce livre et êtes en train de lire ces lignes, vous avez au préalable, également, jeté un coup d'œil en direction de ce gardien et guetté de sa part un signe d'approbation ou d'interdiction. Si vous continuez maintenant à lire, vous ne saurez pas si l'absence de signe explicite en retour de votre interrogation muette signifi e son indifférence totale, son consentement tacite, ou s'il est en train de se rapprocher et va vous apostropher dans un instant.

Il serait certainement préférable de continuer à parcourir cette introduction dans un autre endroit, chez vous par exemple, ou dans un café, à un moment et dans une position où vous serez nettement mieux disposé à la lecture. Vous avez d'ailleurs déjà pensé qu'il est particulièrement pénible de lire debout dans une exposition, et ce livre, d'évidence, est fait pour être lu, il n'est même composé que de texte. Alors ? Prenez donc ce livre, mettez-le dans votre poche, dans votre sac, et allezvous en. Si vous osez. Si vous ne le faites pas maintenant, si vous le regrettez par la suite, il vous faudra revenir, acquitter un autre billet d'entrée, et il y aura peut-être un autre gardien, dans des dispositions plus agressives. Après la fi n de l'exposition, il n'y aura sans doute qu'une très rare chance que vous retrouviez ce livre, ailleurs, dans cette même confi guration. Vous ne pourrez le trouver qu'à la librairie Section7books à Paris, le siège de l'éditeur Paraguay Press qui l'a publié, et cette fois, vous devrez payer un prix décent pour l'acquérir. Ce serait par ailleurs une honnête option pour rétribuer le travail des auteurs et soutenir l'édition indépendante.

Ce livre a pour ambition de documenter onze projets réalisés entre 2006 et 2008 par Dora García. Ces œuvres sont des situations conçues par l'artiste, situations d'interaction avec différents contextes (une exposition, une foire, un bâtiment, une ville) et leurs différents publics, à travers des intermédiaires – acteurs professionnels, amateurs ou personnes rencontrées par hasard – interprètes chargés tout à la fois d'incarner des personnages, des fonctions, de les faire exister dans le monde réel, et d'archiver leur existence en décrivant leurs faits et gestes au jour le jour. Très souvent, des publications ont accompagné et documenté ces performances, mais ce livre met en lumière un autre pan de la réalisation de ces œuvres. Ce qui est publié dans ces pages est la correspondance privée de l'artiste avec ces interprètes, avant et pendant l'existence de la performance. Légèrement éditée pour être lisible, cette correspondance, essentiellement par e-mail, est publiée dans l'ordre dans lequel elle s'est développée. Elle est lacunaire à plusieurs titres : d'abord parce que certaines parties ont été perdues, et parce que la forme même de l'échange épistolaire propose une distribution des informations non ordonnée, non hiérarchique, où les détails côtoient les généralités. C'est donc de manière fragmentaire et elliptique que le sens du livre se révèle : une histoire « vue d'en-bas » qui refuse – délibérément – de montrer une vue d'ensemble sur ces œuvres, ou une quelconque ligne offi cielle, qu'elle soit le point de vue de l'artiste ou du critique, a posteriori. Au contraire, cette correspondance avec les acteurs, qui partagent avec l'auteur la responsabilité du travail, propose une documentation qui considère ces œuvres comme autant de phénomènes. Elle montre comment ces dernières sont des constructions empiriques, résultats de compromis entre différents interlocuteurs, ajustements perpétuels de situations avec leur environnement. L'artiste n'est ici qu'un interlocuteur parmi d'autres (dont le spectateur), et l'œuvre, selon les termes de Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé, « est cette troisième chose dont aucun n'est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l'identique, toute identité de la cause et de l'effet. »
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