Nervio
Annabelle Ténèze
(extrait, p. 6)
Et si la Terre s'arrêtait de tourner,
et si l'eau envahissait les terres... L'œuvre
d'Eduardo Basualdo pose ce postulat
fantastique et fantasmagorique devenu
plausible dans un monde en plein bouleversement
climatique, et réalité dans
son monde artistique. L'artiste argentin
s'appuie sur le cycle universel et naturel
de la Terre qu'il détourne pour lui rendre
une force propre et autonome, sur laquelle
l'humain ne semble pas avoir de prise. Il
nous confronte à l'étonnante masse noire
d'un rocher, nous abandonne au piège d'un
paysage aquatique mystérieux, nous met
face à des objets – verre d'eau, couteau,
bougie, etc. – ou des éléments faussement
naturels qui se meuvent d'eux-mêmes.
À travers eux, il propose au spectateur
une expérience de perception qui oscille
entre le familier et l'étrange, jusqu'aux
confins de la « surréalité
(3) ». Cheminer à
travers l'exposition de ses œuvres devient
un voyage inattendu, une invitation à
repousser avec lui les limites du langage de
l'art : comment recréer, et non représenter,
les forces de la nature et de la conscience ?
Cette recherche d'une forme à la fois inédite
et universelle évoque une autre quête
mystérieuse, celle d'un lieu où se confondent
l'espace et le temps, où l'infini est possible,
que l'écrivain argentin Jorge Luis Borges
avait entreprise en donnant à l'objet de sa
découverte le nom énigmatique
d'Aleph (4).
Le parallèle avec la création littéraire
est ici d'autant plus évocateur que la formation
artistique d'Eduardo Basualdo a été
complétée par des études de lettres,
de théâtre et une connaissance approfondie
de la psychanalyse. De la littérature, il a
gardé un sens du récit, en particulier du
conte et la fable, qui imprègne ses dessins
comme ses installations ; de son expérience
régulière d'acteur de théâtre, une réception
de l'œuvre envisagée comme autant mentale
qu'émotionnelle et physique.
(...)
3. Dans le
Manifeste du surréalisme (1924), André Breton emploie le terme de
surréalité pour désigner le fait d'atteindre une réalité absolue : « Je
crois à la résolution future de ces deux états […] que sont le rêve et
la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité si on peut ainsi
dire. »
4.
El aleph est une nouvelle de Jorge Luis Borges parue en
1945 (
Sur, n° 131, septembre 1945) qui a donné son titre à un recueil
de nouvelles publié en 1949.