Edito
Jean de Loisy
(p. 17)
« De tous ces voyages, je n'ai jamais rien tiré pour mes livres.
Il m'a paru que la chose méritait d'être signalée tant elle
montre clairement que chez moi l'imagination est tout. »
Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (1935)
La curieuse locution « Soleil froid », titre de la nouvelle saison
du Palais de Tokyo, célèbre les explorateurs de mondes
inventés. Elle évoque les dessins de John Buscema qui formalisa
le destin glacé et solitaire du Surfer d'argent, héros glissant sur
sa planche supraluminique parfaitement dirigée par la simple
force de sa pensée.
Ainsi est la bibliothèque d'Evariste Richer, dont l'esprit
investigue l'écart temporel et spatial unissant le très profond,
sous l'écorce terrestre, et le très lointain, par-delà notre
galaxie. Une réflexion sur la cristallisation du monde devenue
bibliothèque imaginaire. Un champ de travail dont le temps
et les distances échappent à l'homme et qu'aucun astre
ne parvient à éclairer.
Seul le soleil de l'esprit caresse l'Afrique de
Raymond Roussel.
Ainsi sont les œuvres transitives de
Julio Le Parc dont la netteté
décisive récuse l'objet comme présence, lui laissant le seul
pouvoir de vectoriser l'effet magique de la lumière en laquelle
s'absorbe l'attention éblouie du regardeur.
Les signes que fait éclore ce pâle soleil sont ceux de l'intelligence
d'artistes qui conçoivent des plausibles où l'absurde et le sublime
ne sont plus en contradiction. Modeler des sculptures pour
inventer un cinéma archaïque à l'heure du numérique,
telle est la méthode choisie par
Dewar & Gicquel pour étirer
la pensée du néolithique au praxinoscope, sans respecter
la course du temps.
Peu importe, nous voici embarqués dans la Jaguar Type E
en forme de corbillard sculptée par
François Curlet, qui nous
conduit à tombeau ouvert sur les routes de l'accélération
mentale. Les associations se télescopent à une vitesse effrayante
et les mots se jouent d'eux-mêmes. En glissant d'une bande
à l'autre, les billards et les pillards se confondent.
Raymond Roussel contamine de son génie poétique toute
la saison « Soleil froid » et ce numéro de
Palais, nous faisant
basculer sans cesse dans une géométrie mentale différente.
Ses géographies chimériques ont exercé un effet concret sur
notre monde, comme si le poids de ces continents imaginés avait
modifié l'orbite de notre planète. La trajectoire de cet événement
contesté et discret que fut la représentation de ses
Impressions
d'Afrique en 1912 creusa peu à peu, et creuse plus profondément
encore aujourd'hui, une marque devenue intense dans l'esprit
des artistes. On se souvient de Duchamp écrivant au sujet
du « Grand Verre » : « Ce furent ses
Impressions d'Afrique qui
m'indiquèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter. »
Preuve indéniable que l'irréel agit sur nos vies. Les œuvres
paraissent ici non comme des repères stables, mais comme
des projectiles lancés dans le temps qui agissent durablement
sur nos consciences.