Extrait (De sang froid).
Quel serait l'étonnement le plus
grand possible, au réveil ?
(1)
Marie Muracciole
(extrait, p. 105-106)
Deux couleurs posées en
aplats se partagent chaque
tableau. Leur intersection
découpe très précisément
une fi gure vidée de ses traits,
souvent centrale. Depuis 1990,
S.F. réalise une dizaine de ces
tableaux par an. Les figures,
toujours monochromes sur
fond monochrome, dessinent
pour certaines le contour d'un
corps, celui de « personnages »
– animaux ou humains qu'on
dirait extraits d'une illustration,
d'une vignette de comics ou d'une
caricature. S.F. parle à propos de
ces personnages de « caractères ».
Il y a peu de mots dans la peinture
de S.F., aucun titre. Le terme
est général, comme celui de
« monochromes décoratifs » qu'elle
utilise pour d'autres tableaux,
mais il renvoie à la figure humaine
et pose la question du sens dans
la peinture de S.F. La présence
des caractères, majoritaire
dans les deux expositions que
ce catalogue accompagne,
change certainement la nature de
l'intrigue que cette peinture joue
depuis vingt ans entre l'inconnu et le reconnu, entre l'oubli et les
opérations de remémoration qui
s'y trament. Intrigue à laquelle
S.F. persiste à n'apporter aucun
dénouement.
Le principe de bichromie qui régit
entièrement la surface du tableau
apparente la fi gure à un profi l
ou une silhouette : une ombre à
laquelle le corps attenant, avec
ses traits, son épaisseur, son
poids et sa mobilité, fait défaut.
Différents corps sont absents du
tableau – le corps ou l'objet dont
l'ombre est extraite ; le corps ou
l'objet qu'un titre, qui nous est
refusé, indiquerait ; le corps de
S.F. qui a fabriqué le tableau en
faisant taire toute trace du geste
de sa main comme de l'outil
qu'elle a tenu. Ce relatif silence
produit en nous d'autres ombres,
car le réfl exe de reconnaître
est la racine de notre regard : il
commence toujours par là.
Le hasard n'est pour rien dans
cette peinture. Chaque tableau est tracé et peint délibérément ;
l'intentionnalité y parait plus
clairement que le sujet traité. La
détermination apparente dénote
un « auteur » ; le laconisme des
formes et du geste marquent un
double refus, celui de nommer un
sujet et celui de l'expressivité.
La tonalité de chaque
monochrome, pour la figure
comme pour le fond où elle est se
tient, est faite des trois couleurs
primaires auxquelles s'ajoute
parfois le blanc ou le noir. S.F.
dit de ces couleurs par addition
qu'elles sont soustractives:
même lorsqu'il s'agit de noir, la
couleur résulte de l'interaction
des trois primaires, c'est juste
une question de quantité. Elle
ajoute que ce principe, dans
son économie et son intensité,
la dispense d'engager plus de
deux teintes, minimum requis
pour établir un contraste : clair
et sombre, chaud et froid, pur
impur, majoritaire et minoritaire.
Le tracé qui sépare les couleurs
est impeccable et parfaitement
net. Leur association en parts inégales et l'étendue de leur
interaction produit des effets, une
tension qui active physiquement
la surface. La physique de la
couleur est plus tangible que
celle des figures qu'elle découpe.
(...)
1. Paul Valéry,
Mélange, « Étrangetés II », Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », t. 1, p. 334.