Préface
Claire de Ribaupierre et le CAN
(p. 10-19)
Le projet de performance
Les héros de
la pensée est né un soir pendant la tournée
du spectacle
1973. Ce projet peut se
lire comme un hommage à
Gilles Deleuze.
Parce qu'il joue avec le principe de l'abécédaire
et qu'il met en jeu une pensée
engagée et en mouvement, une pensée
à plusieurs. Parce qu'il implique aussi
la question de l'alcool. Mais le projet réactive
avant tout une forme antique, celle
du
sumpósion, qui signifie étymologiquement
(en grec) boire ensemble : boire
(ou manger) et débattre ensemble. Dans
L'Invention de la littérature, l'historienne
de l'Antiquité Florence Dupont explique
que le symposium était un espace festif,
un espace social chaleureux. Il s'agissait
pour le convive de « s'intégrer au flux
du rituel, de se laisser envahir par l'amour
ou le vin, de suivre ses compagnons dans
le rituel de l'ivresse ». Et les banqueteurs
devaient « pousser le chanteur [ le penseur ]
dans son improvisation vers une virtuosité
plus grande, le soutenir et le guider, donner
un contenu concret à ce qu'on appelle une
création collective. »
Les héros de la pensée se donne donc vingt-six heures, les vingt-six lettres de l'alphabet et vingt-six vins
pour reconstituer l'atmosphère d'une pensée
collective en état d'ivresse, jouant
sur l'équilibre des voix, éprouvant le temps
et la fatigue.
Ce projet redéfinit la posture héroïque.
Le héros, ici, c'est le penseur : celui dont
les principales vertus sont le langage et
la réflexion. Les performeurs s'engagent
donc à aller jusqu'au bout de leur pensée,
au-delà de leur fatigue. Ils s'engagent à
tenter ensemble de porter le projet jusqu'au
bout. Il s'agit de solidarité, de tactique,
de ruse afin de surpasser l'épuisement
:
entretenir la conversation le plus longtemps
possible et construire ensemble
une pensée vive et inattendue.
Les règles de la performance
Le projet est annoncé comme étant totalement
performatif dans sa forme et sa
durée : on ne peut en connaître le déroulement
à l'avance, on ne sait pas ce qui va
arriver. Le projet peut s'interrompre à tout
instant faute de combattants. Il a nécessité
l'établissement d'un cadre, et d'un certain
nombre de règles, énoncées comme suit :
– La performance dure théoriquement
vingt-six heures.
– Elle se déroule selon la structure suivante
: vingt-six heures, vingt-six lettres,
vingt-six thèmes.
– Seuls le premier et le dernier thème
sont connus des participants : A comme
alcool, Z comme zoophilie.
– Les thèmes ou concepts correspondant
aux lettres B à Y sont choisis par Massimo
Furlan, Claire de Ribaupierre et Arthur
de Pury. Les performeurs les découvrent
au début de chaque heure.
– Les participants ne préparent aucun
argument au préalable, ne disposent
d'aucune documentation et doivent
réagir sur le moment.
– Ils sont huit performeurs qui doivent
prendre la parole à tour de rôle, converser
et échanger sur les concepts proposés :
Marc Augé (anthropologue), Pierre-Olivier
Dittmar (historien du Moyen-Âge),
Bastien Gallet (philosophe), Daniel Fabre (anthropologue
), Jacques Hainard (ethnologue),
Serge Margel (philosophe) et David
Zerbib (philosophe). Le huitième héros
occupe le rôle de sommelier et de cuisinier.
C'est Emmanuel Giraud, artiste
culinaire qui, à la différence des autres
penseurs, connaît l'abécédaire. Il choisit
un vin pour chaque concept, et réalise
en cuisine plusieurs mets en relation
avec la discussion qui s'engage entre
les penseurs.
– Chaque penseur est tenu de boire régulièrement.
La quantité d'alcool ingurgitée
est néanmoins laissée à sa propre
appréciation.
– Les participants sont invités à construire,
élaborer et développer une pensée en
commun, à s'épauler les uns les autres
tout en évitant la lutte purement rhétorique
ou polémiste.
– Après cinquante-cinq minutes de discus-sion,
tous les participants reçoivent un
cuivre, et ils créent, sous la direction de
Massimo Furlan, une pièce musicale de
cinq minutes. Ce qui réunit les instruments
à vent et la parole, c'est le souffle.
La trompette est originairement un
instrument lié à la guerre, elle annonce la
victoire du héros. Ici elle permet
aux héros d'improviser une ligne musicale
dans une non-maîtrise absolue, une pièce collective, forcément comique.
– Au début de chaque heure, les héros
découvrent le concept suivant, et
trinquent avec un vin nouveau. Puis ils
engagent la discussion.
– Les penseurs peuvent prendre au maximum
deux fois deux heures de pause
en alternance. Lors de ces pauses ils se
retirent de la salle des débats et vont
se coucher dans une chambre attenante.
– Le public peut entrer et sortir à tout
moment, comme il peut suivre les vingtsix
heures. Il observe, écoute mais
il n'intervient pas dans la discussion.
Déroulement
À la première heure, il est midi, les règles
du jeu sont énoncées, les héros sont présentés
au public. Nous sommes le 21 janvier
2012, à Neuchâtel, en Suisse, dans un bar,
l'Interlope. Les héros sont assis en arc de
cercle. En face d'eux, des chaises, des
tables, des fauteuils pour le public. Le premier
mot est révélé. Massimo Furlan
le tient à bout de bras, au-dessus de sa
tête, il le montre à tous :
alcool. Emmanuel
Giraud présente le vin, il raconte une anecdote qui relie le cépage choisi au
concept, puis la conversation s'engage.
Qui commence ? Une fois que les premiers
mots sont prononcés, la parole s'échange :
chacun tour à tour énonce une idée, engage
une définition, propose un éclairage,
montre une piste possible. Les penseurs
parlent sans notes bien sûr, sans livres,
construisant leur discours à partir de leur
domaine de recherche, faisant surgir des
références scientifiques, littéraires, historiques,
ou culturelles. Ils font aussi appel
à la mémoire historique, à la mémoire collective.
Mais pas seulement, et c'est là
que l'on quitte le champ le plus connu de
ce type d'exercice, du symposium ou de
la table ronde scientifique tels qu'on les
connaît aujourd'hui, pour aller ailleurs,
vers autre chose. Apparaissent les expériences
individuelles, les récits, les
souvenirs, les blagues. Le dispositif fait
place à l'échec aussi, l'interruption, mais
jamais la polémique, la lutte verbale.
L'interaction se construit entre chaque prise
de parole.
Elle rend visible le mécanisme de la pensée
qui écoute l'autre, accueille une idée, énonce un univers, se multiplie grâce à la présence
des autres, des interruptions, des chocs,
des accidents, des surprises. Et puis, il y a
toujours un moment où ça s'arrête. Comme
un cul-de-sac. Le temps s'étire. L'heure
n'est pas achevée : trop long, trop dur. Et là,
vraiment, se joue quelque chose : le sujet
est épuisé, il faut aller ailleurs. Alors la pensée
prend un autre chemin, ouvre vers de
l'inattendu, prend des risques, s'aventure
hors des sentiers battus. Viennent ensuite
les instruments. Chacun choisit le sien,
s'amuse, s'efforce, souffle, crie, décompresse.
Mais là encore les héros s'écoutent.
Devenus musiciens, ils tentent de suivre
une ligne, d'amplifier, de s'accorder. Suivent
parfois quelques combats de boxe entre
certains intervenants, des échanges, des
apartés, des discussions avec le public. Et
la pause cigarette. Et puis ça recommence.
Les premières heures, ce n'est toujours
que le début. Après six heures, Massimo
annonce que l'on a bientôt fini de commencer.
Mais dehors il fait déjà sombre.
Les mots commencent à joncher le sol,
s'étalent sur les murs. Le temps est une
étendue. Jusque vers minuit, il n'y a pas vraiment de fatigue, mais peu à peu elle
s'installe, elle s'impose même. Tour à tour
les héros vont dormir deux heures chacun.
Une sorte de tour de garde se met en place :
ceux qui veillent sont moins nombreux,
et donc doivent parler davantage. Quelques
personnes dans le public commencent
à dormir sur les fauteuils, ou sur des matelas
installés dans l'espace, bercées par
la litanie sans fin des héros. Mais certains,
bien que réduits au silence et à une abstinence
d'alcool, ont décidé de soutenir les
performeurs jusqu'au bout. La curiosité
et l'attention de l'assistance se sont peu
à peu transformées en une réelle fascination.
L'endurance du public électrise l'atmosphère
et semble révéler l'héroïsme d'une
autre facette de la performance. Les héros
luttent contre la fatigue, l'ivresse. Et plus
le temps passe, plus ils racontent des histoires,
des anecdotes, font appel au récit.
Les histoires deviennent plus personnelles,
reposent sur l'expérience ou le souvenir.
À six heures du matin, pour sacrifice, on sabre
le champagne, sur la passerelle qui surplombe
la rivière. Puis les premières lueurs
du jour apparaissent
au-dehors. Les héros sont toujours là. Reste encore quelques
heures devant soi pour penser, pour faire
un peu de chemin ensemble. Arrivent les
deux dernières lettres, le Y comme
yoyo,
et le Z de
zoophilie.
Tout le monde est
réuni. C'est drôle, c'est décalé, le temps
ne semble jamais avoir été aussi long.
Et puis c'est terminé. Il est quatorze heures.
Tous mangent le gigot, celui dont la cuisson
a duré vingt-six heures, celui qui a bu
les vingt-six vins.