Articuler le flot
préface d'Élie During
(extrait, p. 16-18)
Qu'est-ce qui provoque à penser le temps ? Notons que les philosophes,
qui ont pourtant la réputation de pouvoir parler de tout, traitent rarement
du temps pour lui-même : en général, ils le convoquent pour parler
d'autre chose, par exemple du problème de l'identité au sein du changement
(Aristote, Kant), de la création et de l'éternité (saint Augustin), de l'être
de la conscience ou du sujet (Husserl,
Heidegger). Quant au concept
de temps, il semble d'abord les intéresser en raison de la résistance
singulière qu'il oppose à la réflexion. Le temps en effet n'est pas un objet,
mais peut-être quelque chose comme une structure ou une forme
de la pensée elle-même. La forme elle-même immobile du changement,
disait à peu près Kant. Même les physiciens, quant on les interroge
un peu, reconnaissent que derrière le temps se cachent d'autres problèmes,
qui sont leur vrai souci : problème de la relativité des mesures,
de l'irréversibilité, de l'indétermination, au sein d'un univers dont
on se demande s'il peut être appréhendé globalement dans son devenir.
Quant aux architectes, le rapport qu'ils entretiennent au temps est
évidemment moins immédiat que dans d'autres domaines (danse, musique,
arts de la performance en général). Les questions que recouvre ce terme
sont multiples : il y va bien évidemment du rapport au patrimoine
historique, mais aussi de l'intégration, dans la conception du bâtiment,
des déplacements de l'usager, des mouvements et des flux qui trament
l'espace urbain, et enfin – on y reviendra – de la temporalité du projet
architectural lui-même.
Cette situation oblique de la question du temps au regard
des problèmes qui concernent en propre chacune des disciplines évoquées
ne doit pas faire oublier, cependant, une évidence : si nous persistons
à évoquer le temps au singulier, en usant de l'article défini, c'est qu'avant
toute reprise théorique, nous éprouvons le temps comme une puissance
singulière, qui accompagne nos vies à la manière d'une présence
familière, présence quelque peu pressante et parfois même suffocante.
Merleau-Ponty le rappelle en ces termes : « Tout le monde parle du temps,
et non pas comme le zoologiste parle du chien ou du cheval, au sens
d'un nom collectif, mais au sens d'un nom propre. Quelquefois même,
on le personnifie. Tout le monde pense qu'il y a là un seul être concret,
tout entier présent en chacune de ses manifestations comme un homme est dans chacune de ses paroles (
1). » Cette personnification n'est nulle
part plus patente que dans les discours contemporains sur l'accélération (
2).
Nous courons pour ainsi dire après le temps, comme après un sprinter
ou un marathonien. Nous subissons de façon de plus en plus sensible
la pression de calendriers démultipliés et d'échéances sans cesse
rapprochées. Cette densification de la trame temporelle se double
d'un sentiment de rétrécissement du présent, de raréfaction de la durée,
de dévalorisation de l'avenir. Elle se traduit par des pathologies propres
qui ne relèvent plus d'une phénoménologie de la conscience intime
du temps mais d'une approche pluridisciplinaire capable de tenir
ensemble les dimensions technologiques, sociologiques et politiques
qui constituent notre condition esthétique – en entendant par là, non pas
une sensibilité artistique liée à l'air du temps, mais l'ensemble des cadres
d'expérience, des filtres et des prothèses indissolublement techniques
et psychiques à travers lesquels nous sentons quoi que ce soit, en général.
Les travaux des penseurs contemporains qui se sont penchés sur
la question (Koselleck, Rosa, Luhmann) mettent en évidence la multiplicité
des enjeux que recouvre le sentiment diffus d'une accélération du temps :
différenciation fonctionnelle des sociétés, décentrement et démultiplication
des dynamiques temporelles, place grandissante des techniques
du temps réel doublée d'une valorisation de la flexibilité et des modes
de synchronisation souples, etc. En vérité, si la pression du temps
sur nos existences est une bonne raison de continuer à le personnifier,
une attention plus fine aux modalités de l'accélération fait voir qu'elle
n'a rien d'une évolution uniforme et globale et qu'elle s'apparente davantage
à un phénomène de diffraction lié à la superposition de temporalités
et de rythmes hétérogènes. Le sentiment d'accélération tient finalement
moins au raccourcissement des durées absolues que rendent possible
les nouvelles technologies d'information et de communication qu'à
la nécessité de réaliser une coordination de plus en plus serrée des emplois
du temps et des agendas (
3). L'idée même de simultanéité est trompeuse
si nous persistons à l'associer à un temps qui serait, en quelque sorte,
l'index universel du changement. Il suffit de se pencher sur ces fameuses technologies de l'« instantané » pour s'en rendre compte : non seulement
la synchronisation doit elle-même être réopérée à chaque instant, mais
toutes sortes d'effets de désynchronisation et d'intermittence deviennent
possibles là même où le « temps réel » semblait devoir garantir
une adhérence parfaite entre les différentes lignes de temps. Le régime
temporel qui en résulte est fondamentalement clivé : c'est un régime
de la dispersion, des simultanéités disloquées, sous la contrainte d'une
synchronisation universelle des flux.
Ainsi voit-on la gestion multitâche et les rigueurs du
just in time distribuer l'attention des agents sur plusieurs niveaux, obligeant
à un effort de synchronisation de plus en plus tendu des activités
et des projets. La durée s'en trouve laminée. À l'image du flux torrentiel
se substitue celle du stroboscope. On se plaint du fait que le temps
manque et que tout s'accélère ; on réclame des zones de ralentissement,
on prône la « décroissance ». Mais nous ne sommes pas aux prises avec
un
temps-flux sans cesse accéléré (on songe à Charlot dans
Les Temps
modernes, peinant à suivre le rythme endiablé de la chaîne de montage) ;
nous avons plutôt affaire à une temporalité fragmentée, trouée,
dispersée et tendanciellement évidée au sein de la plus grande agitation.
Ce temps distribué est un
temps-flot, un temps flottant qui donne parfois
l'étrange impression d'être suspendu et de ne plus couler. Il définit
notre condition contemporaine – urbaine, au sens étendu de ce terme –,
et c'est de là qu'il faut repartir si nous voulons nous interroger sur
la manière dont l'architecture rencontre aujourd'hui la question du temps.
Les textes réunis dans ce volume suggèrent à cet égard deux pistes
de recherche qui paraissent particulièrement fécondes. Ils invitent,
d'une part, à une compréhension renouvelée de la temporalité du projet
architectural lui-même. Ils explorent, d'autre part, en effectuant
un détour par l'expérience japonaise, les voies d'une nouvelle articulation
espace/temps, capable d'accueillir les ressources de ce temps flottant
et d'en atténuer les effets disruptifs.
(...)
1. Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 482.
2. On se reportera sur ce point à l'article de synthèse de Flavien Le Bouter (p. 23).
3. Voir plus loin les remarques de Bruno Marzloff sur la pratique de l'agenda partagé (p. 157).