Insurrection
Jean-Christophe Ammann
(extrait, p. 6)
Comment parle-t-on d'une œuvre lorsqu'on ne
connaît ni l'artiste ni l'ensemble de son travail ?
En 2009 à la foire de Dubaï, je découvris, surgie
de nulle part, une création de Latifa Echakhch
qui attira toute mon attention. Il s'agissait de
trois grands tapis dont il ne restait que les bords,
avec les franges à leurs extrémités respectives.
Autrement dit : l'artiste avait minutieusement
et entièrement découpé1 l'intérieur des tapis,
dont la confection incombe aux femmes. Nous
connaissons le dessin du tapis d'Orient, riche,
ornemental, conçu de manière rituelle. Les
tapis ainsi évidés se superposaient, décalés en
diagonale. Comme les bords étaient très effilés,
on pouvait facilement mesurer l'ampleur du
travail. Celui-ci avait effectivement quelque chose
proche de l'incident, qui détournait l'attention.
Quand il me vint à l'esprit ce que l'artiste avait fait,
je reconnus la force politique explosive de l'œuvre.
En terre d'Islam, les femmes n'apparaissent que
voilées. Plus encore : l'intérieur de la maison est
le monde qui leur est prescrit. La mutilation du
tapis, de ce que les femmes ont confectionné
pendant des mois et des années, doit être vu
comme un acte délibéré, proche de ce qu'est, dans
une partie de football, le dégagement du ballon
dans la zone adverse. Cela ne concerne pas le
travail en soi, mais les conditions dans lesquelles
il se déroule : la division du travail qui distingue
l'intérieur du tapis de ses contours, à la manière
d'une ségrégation artistique.
Si l'on pousse l'idée plus loin et qu'on se concentre
sur les bords du tapis, on peut aussi parler de
frontières, de l'idéologie d'une frontière.
(...)