Le feu
(extrait, p. 6-8)
Le garçon deviendra peintre. Gerhard
Richter vient d'avoir 13 ans. Pas d'anniversaire, cela ne se faisait
pas en 1945. C'est la guerre depuis 1993 jours, presque la moitié
de sa vie. Les Russes arrivent. Réfugié en Saxe avec sa mère
Hildegard et sa sœur Gisela, dans le village de Waltersdorf, une
paroisse isolée à la frontière du protectorat tchèque. Le père,
Horst Richter, se bat sur le front ouest. Venus de l'Est, des
avions tirent en rase-motte, balayant l'Oberlausitz, rabattant
dans les fossés les files de réfugiés et le flot de soldats de la
Wehrmacht hitlérienne. Tonnerre de la bataille en direction de
Görlitz. La violence broie l'arrière-pays. Éxécutions. Pillages. Viols.
Amis ou ennemis, l'enfant éloigne l'horreur en jouant. L'adulte
se souviendra plus tard de la guerre comme d'une passionnante
aventure. Le garçon sera un jour mondialement connu.
À 70 kilomètres à vol d'oiseau, les bombardiers anglais réduisent
en cendres sa ville natale, Dresde. Violentes attaques du 13 février
1945 sous le manteau de la nuit. La ville, à laquelle Adolf Hitler
avait promis que « le national-socialisme lui donnerait sa
véritable forme », doit disparaître. 650 000 charges incendiaires
et 529 mines aériennes pleuvent, pour ne parler que du plus gros,
métamorphosant ce qui fut autrefois une résidence royale en un
piège mortel pour des dizaines de milliers d'êtres humains.
L'escadron de chasseurs bombardiers américain « Florence de
l'Elbe », achève la besogne à l'aube du 14 février. Des ruines à
perte de vue, une étendue couverte de cendres. Ce vide béant n'a
pas été représenté, sauf dans les tableaux d'un fils célèbre de la
ville, Gerhard Richter.
Dans les années cinquante, jour après jour, l'étudiant foule les
gravats de l'Académie des Beaux-arts, sur le sentier qui traverse le squelette du bâtiment de la Frauenkirche. Aujourd'hui encore,
le vide laissé par cette ville anéantie en quelques heures pèse sur
les âmes comme une douleur fantôme. « Steppe de briques »,
« néant » sont les qualificatifs qu'utilisent les chroniqueurs pour
désigner les épaves de ces monuments de la culture si souvent
décrits, ainsi Éric Kästner écrit-il : « On a l'impression de
traverser Sodome et Gomorrhe. » Ce vague à l'âme dresdois à
nul autre comparable, laisse la sensation d'une perte incommensurable.
Aucune construction nouvelle, aucune réédification ne
pourra le guérir. Ce qui a « volé en éclats », comme on dit encore
sous le choc, ne pourra jamais renaître. Richter ne s'est jamais
senti « chez lui » dans ce provisoire qui a duré. L'oppression de
ce paysage urbain monstrueusement déchiqueté renforce en lui
le sentiment de désespoir politique. Finalement, en 1961, la
désillusion le poussera à fuir le socialisme pour le capitalisme.
Lors des célébrations du 50e anniversaire de la destruction de
Dresde, sa toile
Zwei Kerzen (Deux bougies), imprimée sur une
bannière de 19 x 23 mètres, est accrochée sur les Brühlsche
Terrasse (croûtes noires de la catastrophe de février conservées
dans le grès de l'Elbe, comme s'il fallait porter un deuil éternel).
Symbole de la mémoire et du retour de l'enfant prodige, formé
ici, à l'Académie des Beaux-arts, « moyennement démolie » à en
croire le rapport d'état des lieux, ce qui signifiait que dans
l'urgence le bâtiment était réparable. Même en ruine, ses
colonnes, ses niches, ses statues, ses médaillons et toute l'ornementation
sculptée dans la pierre ou travaillée dans le cuivre
étaient « incroyablement imposants » pour les yeux du
néophyte. Au-dessus de la porte principale : « Le Génie de
l'Art. » Richter swingue littéralement en franchissant l'arc de
triomphe, sa porte ouverte sur le monde. Des débuts au-delà de toute espérance : « juste le fait d'être là et parce que les
professeurs étaient de véritables artistes ». Des gens célèbres,
comme
Otto Dix, Kretzschmar, Rudolph, ou les Grundig, ont
connu la statue. L'architecte Mart Stam en a parlé, à l'occasion de
la cérémonie de réouverture, comme d'une « effigie imposante ».
Comme un flot brûlant, le bonheur des premiers pas submerge
Richter. Rares sont les jours de fêtes comparables à celui-là.
À côté, l'ÖL, « Örtliche Luftschutzleitung (Direction locale de la
protection aérienne) », s'était repliée dans la splendeur du Musée
Albertinum. C'est ici, en février 45, qu'arrivaient les rapports
d'alerte : « Avions de chasse rapides sur route nord-est. »
(...)