extrait
Aussi rose que possible -
John Waters interviewé par Charles Esche (p. 462-467)
CE : Alors, Lily van der Stokker.
JW : Oui. Je suis un de ses plus grand fans. Vous savez, la première fois que j'ai vu son travail
j'ai été choqué. Ca m'a vraiment choqué.
CE : Vous étiez choqué ?
JW : Oui, j'étais choqué. Je le suis toujours. C'est pour cela que je l'aime autant. La citation
préférée qui « m'a fait l'année », est parue dans le New Yorker. Il y avait cet article sur Ileana
Sonnabend et sa collection géante amassée au fil des années. Ils disaient : « Comment avez vous
eu l'oeil pour faire cela ? » Elle a dit : « Eh bien j'ai juste acheté ce que je détestais. »
C'est une réflexion brillante parce que je sais ce qu'elle veut dire – vous achetez simplement
les choses qui au premier abord vous font dire « oh mon Dieu. » Lily a ce pouvoir. Je n'ai que
deux dessins d'elle mais qui ont le don de rendre dingue certaines personnes très sophistiquées
du monde de l'art – enfin, certaines d'entres elles – vous voyez ce que je veux dire.
CE : Ce qui est intéressant est qu'elle dépasse tellement les bornes, mais d'une manière si
décorative, si « belle ».
JW : J'ai invité quelqu'un à dîner, je ne dirais pas qui – c'est une dame très sophistiquée – et
elle s'est mise très en colère. Elle a dit : « Vous savez, je ne suis pas sûre de pouvoir manger
ici. » J'ai su à ce moment précis que j'avais raison – Lily est vraiment une grande artiste. J'ai
essayé d'acheter une pièce – ça ressemblait à un petit tabouret, un petit tabouret plat pour les
pieds. C'est comme un truc que quelqu'un aurait balancé dans votre jardin et que vous trouveriez
le matin au réveil. Ce qui me plaisait beaucoup. Et de toute façon, décoratif semble être
un mot presque obscène en termes artistiques – c'est la seule chose qu'il ne peut pas être.
C'est pour ça que je l'aime bien sûr. Mais si décoratif signifie que des décorateurs d'intérieur
ou que des gens riches achètent une oeuvre d'art parce qu'elle va bien dans leur appartement,
alors ils n'achèteront pas Lily – bien que je pense que ce serait fabuleux avec du Chippendale
dans un magnifique hôtel particulier très élégant de Park Avenue.
CE : Ce qui est intéressant chez Lily est qu'elle suscite ce soutien absolu de la part des gens. Je
ressens la même chose chez vous. Qu'est-ce qui, d'après vous, énerve tellement les gens ?
JW : J'achète des choses parce qu'elle satisfait certains de mes besoins. Je vous assure que
mes deux pièces sont psychologiquement révélatrices : j'en ai une qui dit « Sweet Little
Baby » Eh bien, je n'ai aucune envie d'enfant – croyez moi, mais il est dans ma chambre. Une
autre se trouve dans ma maison de Baltimore. C'est un canapé en tissu écossais qui dit :
« We. » Eh bien je suis un célibataire invéteré qui ne peut pas imaginer vivre avec quelqu'un.
Alors au fond elle satisfait tout mes besoins psychologiques. Si seulement je pouvais en trouver
un dessin qui dise « animaux domestiques » ce serait parfait puisque je n'en ai pas non
plus.
Ce qui est surprenant aussi dans ses travaux quand on les voit pour la première fois, c'est
qu'on dirait des trucs d'adolescente et c'est très marrant quand on voit les portraits d'elle que
l'artiste distribue et où elle a un air effrayant. En personne elle est très bien, mais j'ai vu
quelques photos où elle a l'air grognon ou fâchée ou que sais-je et ça me fait marrer encore
plus. Vous savez, il y a quelque chose d'épatant dans la simplicité des travaux, ce qui est
presque terrifiant pour moi. En fait, ça m'évoque vraiment un rendez-vous chez le dentiste où
on inhalerait du gaz hilarant. Ils ont toujours, au plafond, ces images très banales que vous
êtes censés regarder pendant qu'on vous soigne les dents. Eh bien je pense que c'est comme
ça avec son travail.
CE : Comment ça, ... il vous enfonce ?
JW : C'est comme la douleur – douleur et plaisir en même temps. Vous savez, j'aurais bien
voulu que mes cahiers ressemblent à ça au lycée mais je me serais fait taper dessus si j'avais
fait – moi un garçon – ce genre de dessin.
CE : Ouais c'est vrai. Ce côté adolescent est très fort. Je me souviens avoir été assis à côté
d'une fille à l'école, elle faisait ces interminables dessins au crayon et ils ont plus ou moins
suscité mon intérêt pour l'art parce que j'étais incapable d'en faire autant et que je les trouvais
brillants, alors qu'elle essayait de les rendre le plus rose possible.
JW : Oui et je crois que c'est de là que vous tirez le titre de votre article. Celui que j'aimerais
vraiment avoir est choquant parce qu'il ne montre que des ballons qui disent : « Thank you »
J'aime beaucoup ça, ça me fait peur.
CE : En quoi est-ce effrayant ?
JW : Parce que c'est tellement sympa. J'ai lu un article qui disait de Mike Kelley qu'il était le
mauvais garçon de l'art contemporain et Lily la gentille fille, mais ils sont également extrêmes.
Un autre article disait qu'elle célébrait la féminité et la stupidité. Ça m'a vraiment fait rire
– j'adore lire ce que les critiques d'art vraiment sérieux disent d'elle. Ils aiment le travail de
Lily, mais c'est vraiment le genre de chose qui fait débat – même dans le monde de l'art – et
c'est très très difficile à faire. Je pense que c'est toujours l'art le plus fort qui surprend les gens
et ils sont ou très pour ou très contre – je ne pense pas que l'on puisse être partagé vis-à-vis
de son travail.
CE : La semaine dernière j'étais à Amsterdam où j'ai visité le studio de Lily. Elle a parlé de sa
tentative de faire des peintures moches. Et j'ai lié cela à certain de vos travaux. Je me demande
si vous voyez un lien quelconque avec votre propre travail, peut-être l'idée d'extrêmisme
qui vous mène de l'incroyablement beau à l'incroyablement choquant et vice-versa. Comme
dans certains de vos films où les moments de choc vraiment grotesque deviennent un réel
plaisir.
JW : Je vois bien, mais je pense que son but est de choquer la classe moyenne là où je
cherche à choquer les classes sociales très basses ou très hautes, et les gens des plus
hautes sont souvent les victimes dans mes films. Alors au fond, son imagerie me paraît plus
effrayante. Je suis très à l'aise dans la maison d'une personne très riche ou dans un taudis,
mais j'ai vraiment la trouille dans un centre commercial de banlieue. Son oeuvre vient vraiment
du milieu et le terrorise – c'est pourquoi ça me parle autant.
CE : Je pense aussi à ce côté décoré des vêtements que les gens portent dans vos films
– d'une esthétique de la fin des années 60, début des années 70 – avez-vous l'impression
que vous avez ça en commun ?
JW : C'est le même genre de lettrage, effectivement, mais je pense que c'est assez intemporel.
Les filles dessinent ces mêmes des lettres dans leurs cahiers, je pense que c'est beaucoup
plus classique, si vous voulez (rires).
CE : Une autre chose dont je voulais parler est le côté « fille ». Je ne peux pas m'empêcher
de faire un lien avec la manière dont vous intégrez ce genre partout dans vos films. Et d'une
certaine façon elle est si spécifiquement « fille » qu'elle en est presqu'une antidote.
JW : Oui elle est très « fille » – c'est presque artistiquement incorrect de l'être à ce point, et c'est aussi pourquoi je l'aime. La plupart des gens ne mettent pas en avant ce côté « fille »,
surtout qu'elle n'est plus une adolescente. C'est pourquoi il est tellement étonnant qu'elle ait
capturée cette chose à laquelle vous n'auriez jamais pensé avant d'avoir vu son travail, de
manière si parfaite et si effrayante. Son style est en réalité un genre immensément populaire
si vous y réfléchissez. Des millions de jeunes adolescentes font des dessins aussi bons, mais
personne ne leur a jamais dit qu'ils l'étaient.
CE : Elles les font au lieu de suivre les cours à l'école.
JW : C'est vrai – elle célèbre la féminité d'une manière qui n'est généralement pas féministe,
mais qui est quand même un nouveau tournant dans le féminisme. C'est la glorification de ce
qui était mal à une époque – et c'est aussi dans mon travail. C'est là que je vois un lien, si
vous essayez de nous relier. Nous célébrons tous les deux ce qui était considéré comme mal
à un moment donné, en l'exagérant et en espérant que les gens en penseront du bien.
CE : Il y a aussi un côté Peter Pan dans son travail, un sentiment de jeunesse éternelle et je
me demande si vous reconnaissez cela. Il me semble qu'il s'agit toujours de retrouver l'enfant
en nous.
JW : Je pense que sa dernière exposition avait un rapport évident avec l'Expressionnisme
Abstrait et l'âge. Certainement, le fait d'être en couple avait un rapport avec cela, tout comme
son propre âge. Mais ses dessins ne reflètent pas du tout son âge. Votre mère ne répétait-elle
pas tout le temps : « Comporte-toi comme quelqu'un de ton âge » ? Mais elle s'y refuse, et
c'est vraiment bien.
CE : Elle a fait récemment ces dessins dont le texte dit « extremely experimental art by older
people » et des choses comme ça. J'ai l'impression qu'elle essaye de nous montrer le chemin
vers nos fantasmes d'enfant ou l'enfant en nous.
JW : Peut-être qu'ils sont plus autobiographiques que vous ne le pensez. Peut-être qu'elle
rend compte de ce qui se passe dans sa vie, mais toujours de la manière la plus artistiquement
incorrecte qui soit, ce qui est devenue sa signature.
CE : Je ne sais pas si vous avez vu quelques travaux plus récents où elle cite beaucoup les
noms des gens.
JW : Que voulez-vous dire ?
CE : Elle peint les noms des gens qu'elle connaît – parfois des gens du monde artistique, parfois
d'autres gens – et elle appelle ça : friends and other people. J'ai été un peu étonné quand
je l'ai découvert parce que ça ressemble à une liste de crédits.
JW : Personnellement, ça me fait penser à ce qu'on voyait tout le temps dans les cahiers
d'école. A l'école où j'allais, les filles écrivaient le nom de leur petit ami de cette écriture ronde,
en faisant les plus grosses lettres possibles. Elles étaient obligées de les recouvrir tous les
mois avec du papier kraft parce qu'ils avaient rompu. Je pense que c'est la première chose
qui m'est venue à l'esprit en voyant son travail. Alors que ce soit Bobby, un petit ami âgé de
14 ans ou... eh bien, je ne sais pas quels noms elle choisit, mais dans la mesure où les noms
sont écrits de manière qui ne leur correspond pas, elle s'approprie vraiment chaque nom.
CE : Je me pose des questions sur votre relation à la peinture, parce qu'en tant que réalisateur,
vous pourriez considérer la peinture comme un passe-temps monotone, médiéval.
JW : Non, je ne pense pas que ce soit vrai mais je crois que c'est difficile de faire de nouveaux
trucs.
CE : Je me demande également si, dans la mesure où vous travaillez et regardez tout le
temps des images en mouvement, le pouvoir d'une image fixe vous apporte quelque chose de
spécial ?
JW : Pour ma propre exposition de photos récemment – j'ai fait des photographies de films
d'autres personnes et je les ai remises en scène de la manière que je pensais qu'elle auraient
dû l'être. C'est la mémoire, non pas de l'autre metteur en scène, mais de ce que je souhaitais
moi.. Mais si les arrêts sur image sont certainement ce dont les gens se souviennent, ce n'est
pas le film. Ils se souviennent des images les plus connues qui sont répétées encore et encore.
CE : Ah oui – ils ne se souviennent pas du plan ?
JW : Non, ils se souviennent de cette image en particulier si elle est très connue. D'une certaine
façon, c'est ainsi que vous vous souvenez le mieux d'un film. Alors il doit y avoir une photographie
fixe de chaque film pour que vous vous en souveniez.
CE : Alors quand vous faites un film, est-ce que vous pensez aux images fixes ou est-ce que
c'est une chose que vous élaborez après coup ?
JW : Je le faisais plus avant, mais maintenant il y a un photographe de plateau en permanence
et je veux qu'il prenne le temps de faire des photographies. En Europe, ils ont beaucoup
plus besoin d'images fixes qu'en Amérique, et au Japon il y a un tel sens artistique – alors je
suis très conscient de cela, oui. Et pour mes anciens films, l'exemple parfait est Pink Flamingoes.
Divine dans sa robe de chambre rouge, une arme à la main est restée l'image la plus
connue de tous mes films – celle qui est sur tous les posters, Magnum, etc. Je me souviens
du jour où on a fait la photographie et, même si nous n'avions presque pas d'argent pour faire
le film, j'avais toujours quelqu'un sur le tournage pour prendre des photos – sachant qu'il fallait
toujours en avoir pour que les gens se souviennent vraiment du film.
CE : Alors c'était lié à l'élément décoratif de vos films. Le premier film que j'ai vu a été Hairspray
et ce qui m'a vraiment touché c'étaient les couleurs des vêtements et des décors.
JW : C'est vrai. Les vêtements étaient tous des créations de Van Smith. Quelqu'un a qualifié les
décors de tape à l'oeil. Vincent Parineo a conçu mes décors depuis le tout début jusqu'à Cecil B.
Demented, et il sait très bien quel look je recherche. Il a commencé au début de Pink Flamingoes.
On a reconsidéré les pires trucs des années 50 quand personne ne s'y intéressait – c'était très
facile de trouver des choses dans les friperies car personne ne les collectionnait. Maintenant c'est
dans les musées en qualité d'antiquités modernes – alors que ça valait un dollar.
CE : Mais quand vous travaillez sur un film et la conception du décor, la couleur a l'air injectée
dans le film de manière irréelle, comme une énergie. Vos films ont cette sensation du « plus
rose possible. »
JW : Oui, définitivement, je me souviens bien d'un papier peint dans Female Trouble qui résume
le sentiment du film et je pense qu'on aurait dû conserver une image de ce papier tout
seul. Il y avait des soucoupes volantes, des cercles, etc. On dirait un mix de Bridget Riley
avec, je ne sais pas, le pire papier peint imaginable. C'est tape à l'oeil, mais vous êtes obligé
de l'adorer – vous l'aimez malgré vous. Et je pense que Lily et moi allons dans la même direction
avec ça.
CE : Une dernière chose – l'un des aspect de votre travail qui est aussi lié à celui de Lily est
son « Européanisme ».
JW : Eh bien, c'est flatteur pour moi. Au fond, mon dernier film a été financé entièrement avec
de l'argent français.
CE : Alors d'autres personnes ont vu ça aussi...
JW : Oui mais d'un autre côté, ça parle de la culture « trash » américaine. Je suppose qu'on
pourrait dire que, à la base, on y entre en pensant que c'est à la fois le pire et le meilleur de
l'Amérique. Mais j'admire cette culture, je ne la méprise pas. Je ne suis pas condescendant, je
ne le crois pas.
CE : Et c'est un lien avec Lily aussi, car elle n'est pas condescendante à l'égard des adolescents.
JW : Non, mais est-ce que Lily connaît plus de succès aux Etats-Unis ou en Europe ?
CE : Je pense qu'elle a plus de succès en Europe où on la prend plus au sérieux. Mais c'est
partagé en termes de ventes – vous avez l'argent ici.
JW : Plus maintenant – si vous avez vu ce qui se passe avec la bourse et tout ça. Je pense
que le monde de l'art a très peur si vous voulez savoir la vérité.
CE : C'est vrai, et je suppose que cela affecte aussi le cinéma ?
JW : Eh bien, les acteurs vont faire la grève – la bourse s'effondre et le cinéma se met en
grève, et je ne me sens pas très bien... Alors je me tourne vers mon Sweet Little Baby et je
me dis que je suis bien content de ne pas en avoir un vrai (rires).