les presses du réel
extrait
Cette peinture
Eric Troncy

(extrait, p. 31)


L'art, le meilleur comme le pire, nous offre toujours le choix. Au fond, il ne s'agit finalement que de propositions, certaines plus ou moins ambitieuses, à considérer ou à ignorer, à juger peut-être, à adorer ou à détester. À la vérité, elles ne s'adressent qu'au jugement et quelles que soient leurs motivations (l'époque nous a appris qu'elles pouvaient être de tout ordre : psychanalytique, expérimentale, sociologique, mercantile, pathologique...) elles n'ont d'autre fonction que de susciter un avis auprès de ceux qui veulent bien s'y livrer. Cet avis se construit à partir d'un ensemble très divers de choses et à l'évidence, cet ensemble de choses varie d'un individu à l'autre. Dans la communication de cet avis, celui qui s'exprime peut solliciter, dans cet ensemble, telle chose plutôt que telle autre, il établit sa propre hiérarchie. La coutume aujourd'hui est de donner la priorité aux choses tangibles de cet ensemble : des liens de parenté, un message, une raison d'être précise, tout un tas de métaphores avec le monde réel, aussi éloignées fussent-elles d'un projet artistique. Souvent, la mise au jour de ces choses-là – de celles-là en particulier –, épuise littéralement l' œuvre, c'est-à-dire la lasse, la fatigue, l'exténue parfaitement et dans un ultime bâillement elles s'assoupissent, et avec elles le spectateur. Or il me semble que les peintures d'Ida Tursic et Wilfried Mille, tout en s'offrant avec générosité à la possibilité de ce chemin qui mène des choses tangibles vers le repos, y opposent aussi et surtout une fin de non recevoir.
Certes, elles semblent tout à fait disposées à un tir nourri de réflexions ordinaires sur la copie, l'appropriation, le sexe et sa représentation, les images à l'heure de Photoshop, l'érotisme à l'heure d'Internet, la richesse ésotérique de la représentation cinématographique, que sais-je encore, mais on sent assez vite que là n'est franchement pas leur objectif. Aucune piste n'est véritablement suivie, rien n'est asséné, les choses sont là, c'est certain, mais comme autant de composantes inévitables, comme autant d'accidents bénins, de scories de l'époque, de traces de vie. Réglons d'ailleurs immédiatement son compte à l'érotisme, ou à la pornographie, souvent signalés à propos des peintures d'Ida Tursic et Wilfried Mille : oui, cette dimension existe, mais (avec le temps) elle a eu tendance à s'estomper, et aujourd'hui il est bien possible que leur œuvre compte autant de toiles abstraites que de toiles figuratives, ce qui forcément impose une modération aux représentations sexuelles. Mais elles sont là en effet, et on les remarque d'autant plus qu'ailleurs on ne les voit pas, ou plus exactement peu, ailleurs c'est-à-dire dans la peinture des autres peintres de leur génération – ils sont tous deux nés en 1974. Il me semble par ailleurs que la peinture, justement, n'est pas le médium privilégié des autres peintres de cette génération, a fortiori figurative, et il est vrai qu'en la faveur de cette œuvre joue notamment l'alternative qu'elle oppose sans hargne aux torrents de peinture abstraite qui s'écoule ailleurs. Et parmi les questions sans réponse que cette peinture semble adresser, il y a précisément celle-ci, de la représentation des images sous la forme de leur disparition mesurée, chez cette génération qu'on dit pourtant perfusée aux images numériques, alors qu'elle semblait vraiment présente dans la génération précédente (Peter Doig, John Currin, Jeff Koons) ou précédente encore (Alex Katz). Rapidement, dans la construction d'un avis sur la peinture d'Ida Tursic et Wilfried Mille, surgissent d'ailleurs ces figures-là : ces peintures ne font en effet pas mystère de leurs liens de parenté idéaux – avec la peinture de Gerhard Richter, de Ed Ruscha, de James Rosenquist, de Jeff Koons, de Richard Prince – mais elles se sont choisies une famille tellement recomposée (avec Niele Toroni dans le rôle du vieil oncle adoré et Gustave Courbet dans celui de l'arrièregrand-père qu'on aurait tellement aimé connaître) qu'elle n'a pas d'autre sens que d'indiquer son intention d'un dialogue avec cette famille, qui par ailleurs se trouve régulièrement de nouveaux cousins éloignés, à telle enseigne qu'on comprend assez bien qu'à la vérité, c'est de la famille des grands peintres dans son intégralité qu'il s'agit, peu importe leur époque ou leur obédience stylistique.

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