les presses du réel
extrait
Peindre à même la réalité
Catherine Perret
(extrait, p. 13)


Vous croyez entrer dans une exposition de peinture, peut-être même de peinture abstraite. Si vous vous êtes un peu renseigné avant de venir, on vous a dit : Ah oui, Figarella, un artiste qui s'obstine à faire des tableaux, des choses qui ont à voir avec l'art conceptuel, l'art informel, le pop, fluxus… Enfin, un artiste difficile, un intellectuel, un artiste pour artistes en somme… Un peu sceptique, vous entrez malgré tout, et vous passez sans le voir devant un petit tableautin rose chewing-gum… Sur la première toile blanche à votre gauche, vous avez à peine le temps d'apercevoir le peintre qui s'esquive en emportant son châssis sous son bras… Vous veniez voir des monochromes, vous voilà devant le drap tendu d'un jeu d'ombres chinoises. Le spectacle commence. Les deux premiers numéros s'enchaînent : côté cour, métamorphoses à vue d'un artiste de Kabuki, kimonos de peinture glissant l'un sur l'autre, épanouissement des satins, magnificence froide des fuchsias et des vermillons. Côté jardin, un papillon toutes ailes déployées fait le grand écart, dérapage plus ou moins contrôlé, glissade, c'est un numéro de clown… Vous voilà parti comme un enfant à inventer des noms pour ces tableaux si puissamment figuratifs sous leurs cartels pudiques qui affichent : Sans titre. Sans titres ? Sans rire… Nommer, n'est-ce pas la condition pour jouir pleinement de ce qui a lieu, pour raconter ensuite aux amis ce qu'on a vu ? C'est ce qui d'une exposition fait un spectacle et lui permet d'éveiller le désir de contemplation et d'étude… Comme moi, vous vous demandez peut-être pourquoi Figarella nous laisse le plaisir d'inventer ces noms. Est-ce pour nous inviter à le faire ? Pour nous forcer à voir ? À voir « ce que » nous avons vu ? « Que » nous avons vu ? Que nous n'avons rien vu ? Mystère…
Ce qui est clair est que nous sommes ici dans une exposition qui se conçoit comme un show et ce n'est pas si étonnant que cela puisque nous sommes au LiFE, une institution consacrée aux arts vivants, et non pas comme on serait tenté de le dire aujourd'hui au « spectacle vivant ». L'expression fait froid dans le dos tout comme l'esprit de sérieux et le volontarisme morbide qu'elle évoque. Qu'une telle exposition trouve place dans un tel lieu est d'ailleurs l'illustration d'une situation où la peinture est convoquée à venir au secours des arts du spectacle de sorte qu'en retour, elle puisse apparaître pour ce qu'elle est : une performance de la vision. Le coup de maître de Christophe Wavelet, l'inspirateur de ce lieu étonnant qu'est le LiFE, a été de saisir l'occasion de cette exposition Figarella, à la fois pour interroger ce qu'il en est de cette « vie » dont il faudrait égayer le spectacle et le statut d'objet à voir qui assigne la peinture à la mélancolie du tableau. Les peintures que nous sommes en train de regarder ne sont pas des objets assignables à la condition uniforme du tableau, ce sont les personnages d'une revue d'un nouveau genre. Des personnages en train d'agir. Des acteurs qui dans la forme du tableau mettent en scène des actions chaque fois uniques.

La vie, même

L'œuvre de Dominique Figarella s'inscrit dans la postérité de ces artistes : Kurt Schwitters, George Brecht, Allan Kaprow, Piero Manzoni, Vito Acconci, Bruce Nauman, pour qui la modernité a cristallisé en un sentiment que j'appellerai l'impossibilité du vivre. Je fais ici référence à la phrase du Duchamp : « l'art c'est l'impossibilité du fer » (1). Par cette formule, l'auteur du ready-made stigmatise le rideau « de fer » de l'abstraction utilitariste moderne. Il en appelle à un art qui loin de se résumer à ce qu'il fait, suspende ce faire à une abstention toujours possible. Une abstention d'autant plus réjouissante lorsqu'elle se suspend, se nie et que l'action en rompt la glace.

(...)


1. Marcel Duchamp, in Duchamp du signe, éditions Flammarion, collection Champs, Paris, 1975.
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